Au début de son Cyrano, Joe Wright glisse un clin d’œil à ses premiers émois d’enfant (il a déclaré avoir découvert la mise en scène par l’entremise d’un théâtre miniature), tout en appliquant à la lettre la dramaturgie « métathéâtrale » de l’œuvre originale. Tandis que Christian de Neuvillette arpente les rues avant de rejoindre Roxane, sa future bien-aimée, un petit théâtre de marionnettes donne une représentation d’une scène célèbre de la pièce de Rostand, la déclaration d’amour au balcon, que les acteurs du film rejoueront moins d’une heure plus tard. Dans Cyrano de Bergerac, les mises en abyme sont aussi peu discrètes, de l’ouverture dans une salle de théâtre à l’apparition d’une procession de comédiens en costume à la fin de l’Acte I. Cette esthétique du theatrum mundi jette un pont entre Rostand et le cinéaste anglais, qui, en 2012, avait reconstitué l’action foisonnante de son Anna Karénine entre les murs d’une salle de spectacle. Dans le même temps, le film s’éloigne du texte d’origine de différentes manières, à commencer par l’inversion du « défaut » physique du personnage : interprété par Peter Dinklage, ce n’est plus son grand nez, mais sa petite taille qui fait désormais l’objet de quolibets. De manière générale, cette version musicale signée Erica Schmidt affiche un désir d’inclusion en donnant la part belle à des acteurs afro-américains (dans les rôles de Christian et Le Bret) ou en inventant une figure de soldat homosexuel dans le quatrième acte. L’obsession toute romantique pour l’exactitude historique, au cœur du projet littéraire de Rostand, laisse place à la constitution d’une topographie idéale, aux limites de la féérie, ce qui se traduit concrètement par un déplacement spatial et temporel (le film se déroulant dans une Italie entre baroque et rococo très XVIIIe). Raison supplémentaire pour que Wright ne lésine pas sur la théâtralité outrée qui constitue sa marque de fabrique : lorsque Roxane enfile ses hardes à la hâte et regarde les rues derrière la vitre de son carrosse, la danse des figurants s’envolant dans les airs trahit la jouissance du cinéaste à reconstituer un petit monde entièrement factice, à la manière d’une vaste mise en scène théâtrale. Comme si Wright redevenait l’enfant à l’œil démiurge devant ses maquettes.
Texte troué
Dans ses films précédents, ce regard surplombant trouvait un ancrage pertinent lorsqu’il venait figurer le pouvoir de narrateurs omniscients ou falsificateurs (par exemple Reviens-moi). À l’évidence, Cyrano fait partie de cette catégorie de personnages-metteurs en scène, en cela qu’il transforme tous les espaces qu’il traverse en scènes symboliques où il fait étalage de sa verve. Il est donc paradoxal que cette adaptation américaine n’obéisse plus que par intermittence aux dialogues de Rostand et à la truculence du verbe haut. La capacité du bretteur gascon à déplacer les joutes armées sur le plan du langage a totalement disparu. Preuve en est le célèbre combat contre Valvert au début de l’intrigue : la ballade belliqueuse que compose Cyrano à la diable entre deux coups d’épée est remplacée par une chanson martiale dont les mots passe-partout ne restituent pas l’humiliation qu’il inflige à son adversaire. Nulle jouissance du texte ici, d’autant plus que, sans l’apport des alexandrins saillants, l’imagerie de ce drame romantique s’enlise dans le grotesque et la mièvrerie. Au cours d’une scène en forme de petit clip, où Roxane se laisse enivrer par les mots doux de son amant, Wright filme le papier encré, rédigé en vérité par Cyrano, glisser sur la peau de la jeune femme, avant que ne tombe de son plafond une pluie d’enveloppes cachetées.
Drôle d’idée du sublime que ces chorégraphies alanguies trouant parfois le montage sans éclat d’une scène de dialogue quelconque (cf. le passage chez Ragueneau, le pâtissier des poètes). C’est d’autant plus dommage que ce penchant pour la joliesse ne constitue pas le cœur des premières minutes du film, de loin les plus convaincantes. Par exemple, un beau raccord lie un long zoom sur Roxane tandis que Valvert s’affaisse à la fin du combat : le corps du vicomte embroché glisse doucement sur la lame tandis que la caméra, au même rythme, se rapproche du visage effaré de la jeune femme. Se révèle alors entre elle et Cyrano un lien de fascination réciproque qui repose autant sur le panache du héros que sur son incontrôlable violence. Amoureux transi, prêt à tous les sacrifices, le héros de Rostand est un obsessionnel dont l’amour à sens unique confine au morbide. Mais il aurait fallu que Wright creuse plus en profondeur cette interprétation pour rénover réellement le mythe de Cyrano.