Gare aux amoureux de Tolstoï : l’adaptation des classiques semble être devenue une sorte de sous-genre désespérément plat dont l’argument littéraire n’est plus qu’une excuse, une caution qualitative que le cinéma met à son service à grand renfort de figurants endimanchés. Anna Karénine apparaît, à ce titre, en droite ligne de l’incongru Bel-Ami sorti cette année, de Jane Eyre un peu plus tôt, sûrement de la prochaine adaptation de Madame Bovary, et tout autant d’Orgueil et préjugés du même Joe Wright. Ils dessinent collégialement un portrait tristement raboté de la littérature classique, qui semblerait n’être qu’une pompeuse répétition de la même histoire, à époques (et robes) interchangeables, à savoir le feu de la passion destructrice, mise à l’épreuve du carcan social (grossièrement). Dans son prolongement cinématographique, là encore, même mise en scène valsée, chorégraphiée, soutenue par une bande symphonique ; même interprétation folklorique et ampoulée, complètement inhabitée. Au milieu de cette triste standardisation, les grands absents, ce ne sont ni plus ni moins que les œuvres originales, qui apparaissent presque interchangeables, assujetties à cette routine classiciste.
Élans de surface
Joe Wright, contre toute attente, entame néanmoins cette Anna Karénine avec l’intention affichée de dynamiter cette représentation en la pensant non pas comme une reconstitution d’époque globale et linéaire, mais comme un escamotage perpétuel. L’ambition est gourmande, et bourrative, mais produit de vrais moments de virtuosité : les personnages semblent nager dans des décors de théâtre en évolution constante. Chaque changement de séquence se superpose l’espace d’un instant à une traversée des coulisses : les murs basculent, les lumières glissent élégamment. L’artificialité du dispositif tient sur une certaine maestria de la mise en scène, qui emporte les personnages dans le mouvement sans trébucher ni se noyer. Le rythme, virevoltant, tient une heure. Il doit bien finir par se casser la figure de toute façon : derrière chaque plan-séquence gargantuesque, pendant que les décors tombent et renaissent, que les figurants traversent le cadre avec force galipettes, on sent le labeur, l’ambition poussive, on apprécie l’agile tenue de l’ensemble, mais sa lourdeur est mal cachée.
Fadeur de fond
À bout de souffle, Anna Karénine s’éteint donc inéluctablement, approximativement au sommet de colline qui parachève l’ascension et entame la chute. Toute la deuxième partie se déroule dans une triste inertie, naviguant dans la fade commodité du casting : Michelle Dockery, dans une reprise trait pour trait de son rôle d’héritière cynique dans Downton Abbey, et surtout Alicia Vikander, qui s’offre un bonus XVIIIème siècle en concomitance avec la sortie de Royal Affair. Quant à Jude Law, aucun honnête changement de registre ne transparaît dans son grimage, qui tient plus du pastiche d’un rôle que d’une réelle interprétation. Une certaine inspiration souffle dans les campagnes profondes que Lévine (Domhnall Gleeson, au-dessus de tout le monde) essaye tant bien que mal de concilier avec les mondanités moscovites et pétersbourgeoises. S’il est certain que le roman de Tolstoï faisait dialoguer la passion d’Anna Karénine et du compte Vronsky avec celle de Lévine et Kitty, elles s’alternent ici le plus sourdement du monde. Preuve en est faite que dans ce cinéma d’adaptation ronflant, l’écriture est paradoxalement secondaire.