Pour qui garde un bon souvenir des lointaines réussites de Joe Wright (Orgueil et préjugés, Reviens-moi et Anna Karénine), le projet de La Femme à la fenêtre avait ceci de prometteur qu’il permettait à son réalisateur, depuis tombé dans des abîmes de médiocrité (voir les critiques, parues dans ces colonnes, du Soliste, de Hanna et de Pan), de retrouver la formule de ses premiers succès : l’alliance entre un matériau littéraire à l’intrigue bien charpentée et une mise en scène élégante, inspirée des beaux-arts. En lieu et place des grands romans de Jane Austen, Ian McEwan et Léon Tolstoï qu’il a autrefois mis en images, Wright a jeté ici son dévolu sur un best-seller policier signé A.J. Finn dont le cadre unique (une demeure cossue située en plein cœur de New-York) vient s’ajouter à la liste des décors fastueux dont regorge sa filmographie. Le style de Wright se distingue en effet par sa façon de filmer ses différents décors à la manière d’un gigantesque théâtre social, suivant une métaphore que rendait littérale son Anna Karénine, dont toute l’intrigue se trouvait circonscrite aux limites d’une véritable salle de spectacle. Dans La Femme à la fenêtre, la maison où Anna Fox (Amy Adams) vit recluse depuis un grave accident de voiture reproduit à chaque étage la séparation entre plateau et orchestre : la rampe de la scène devient symboliquement celle de l’escalier qui traverse verticalement la maison, derrière laquelle chaque personnage (de son inquiétant colocataire à ses mystérieux voisins) revêt un masque et cache un lourd secret, au sein d’un vaste jeu de dupes.
La trajectoire « thérapeutique » que suit l’intrigue (Anna doit accepter le traumatisme qu’elle refoule afin de surmonter son agoraphobie) assimile également le décor à un gigantesque espace mental, reconfiguré à l’envi par son héroïne-metteuse en scène : la photographie de Bruno Delbonnel varie les tons et les couleurs pour transformer l’organisation de chaque pièce en fonction de l’humeur changeante de la quadragénaire. Cette approche baroque d’un espace en constante recomposition inscrit le film dans une filiation cinématographique typiquement britannique qui, de Michael Powell à Ken Russell, porte en triomphe les puissances du rêve contre le principe de réalité. Cette forme emphatique et excessive atteint d’ailleurs son paroxysme lorsqu’elle dissout le tournage en extérieur dans une esthétique du studio, ce dont atteste par exemple la scène de révélation du traumatisme : au moment où le souvenir ressurgit, la voiture cabossée de l’héroïne apparaît subitement dans son salon entièrement recouvert de neige.
Figures imposées
L’adhésion quasiment expressionniste à la psyché tourmentée d’Anna aboutit à une esthétique pompeuse, toujours sur la crête entre sublime et ridicule : un art somme toute décoratif, cultivé par Wright depuis ses débuts, mais qui ne s’avère réellement convaincant que lorsqu’il est intégré à un dispositif ouvertement réflexif (cf. la fiction mensongère dans Reviens-moi et le cadre théâtral dans Anna Karénine). L’effet de distanciation, autrefois produit par la confrontation entre les interprètes et les modèles assumés du cinéaste (la peinture et la sculpture romantiques), trouve ici un prolongement lors des scènes montrant Anna en spectatrice de quelques classiques du film noir américain (Laura, La Maison du Dr. Edwardes et Les Passagers de la nuit). La mise en scène trahit alors l’artificialité du dispositif : chaque séquence commence par un plan filmé à la demi-bonnette, de sorte que l’image du film cité semble provenir directement de l’esprit de la jeune femme (voir montage ci-dessous). En d’autres termes, La Femme à la fenêtre envisage le parcours de son héroïne – seule témoin d’un meurtre auquel personne ne croit – comme la répétition d’une série de figures imposées issues du polar traditionnel, dont la matrice scénaristique serait à trouver du côté de Fenêtre sur cour (Anna entame une enquête photographique pour prouver que son voisin a tué sa femme) et de Vertigo (l’agoraphobie remplaçant le vertige).

C’est ici que le bât blesse : vignettiste talentueux mais cinéaste souvent empesé, Wright se met alors à singer lourdement la grammaire du thriller dans le dernier tiers du film. Un exemple, dont le systématisme pose problème : la paranoïa d’Anna se voit uniquement figurée à l’aide de surcadrages enfermant la jeune femme dans un recoin de la bâtisse. Bancal, le film finit de s’effondrer en ne laissant aucune place aux scènes contemplatives qui faisaient le sel des précédents longs-métrages du cinéaste. Tendue vers de trop nombreux twists qui ne prennent jamais tout à fait, l’intrigue pâtit d’ellipses (incompréhensibles au regard du livre d’origine) qui déséquilibrent définitivement la cohérence de l’ensemble. Remonté par Disney contre l’accord du réalisateur, La Femme à la fenêtre ne laisse (et c’est un comble) presque aucune place à ses actrices (cf. la pauvre dizaine de plans sur Jennifer Jason Leigh et l’unique scène offerte à Julianne Moore), qui constituent pourtant le cœur battant du cinéma de Wright – exception faite d’Amy Adams, dont la prestation constituerait le seul véritable atout du film, si son rôle n’était pas plombé par une caractérisation à l’emporte-pièce. Ne reste en fin de compte qu’un thriller mal ficelé et téléphoné, à la mise en scène confinant au grotesque à force de se dépenser en pure perte.