Voilà quelque temps que le cinéma américain ne nous avait pas servi ce genre-là, et en voilà deux spécimens qui nous arrivent d’un coup (à venir à la rentrée : l’ « indie » Adam) : le film émouvant / édifiant / les deux — rayer la mention inutile — impliquant des personnages atteints de troubles comportementaux et joués plus vrai que nature. De temps en temps, comme ici, c’est même « basé-sur-une-histoire-vraie », la vieille étiquette sensationnaliste à laquelle on ne croit que par paresse et qui, de toute façon, ne fait pas la moindre différence dans la représentation sommaire, balisée et irrespectueuse de ce que les conventions narratives en vigueur sont incapables d’appréhender.
Si le cinéma américain peut être habile à suggérer les troubles intimes derrière les apparences de normalité, la représentation de dérèglements personnels manifestes — qu’ils soient psychiques, mentaux, neurologiques ou juste comportementaux — est une autre gageure. On ne parle pas des cas de folie cinématographique prise comme métaphore pour un autre discours, fût-elle représentée sommairement (ainsi dans Shock Corridor de Fuller), mais bien de ces films prétendant offrir une représentation détaillée d’une telle maladie. Comme pris de peur devant un matériau intimidant et échappant à leur compréhension (à moins qu’ils ne veuillent pas le comprendre), scénaristes, acteurs et réalisateurs de ces films-là se reportent immanquablement aux techniques, étiquettes et schémas éprouvés pour faire de ces figures d’ « anormaux » (qui seront filmés et perçus exclusivement comme tels, malgré tous les efforts de caractérisation machinale) une matière dramatique reconnaissable. Au fond, le jeu démonstratif et trompeusement réaliste des comédiens — qui auront bien appris leur leçon sur la maladie qu’ils simulent — sert avant tout de cache-misère à la bien pauvre perception de ces parts troublées de la nature humaine, lesquelles seront invariablement réduites à des tics et aux émotions faciles et mesquines qui en seront tirées à l’adresse du public pour conforter ses petites certitudes : commisération, soulagement de ne pas être « comme ça », crainte (toujours prévoir une scène de hurlements et/ou de violence physique, même si le cas médical ne s’y prête pas nécessairement)… Les personnages ainsi manipulés par la machine à remâcher des simulacres de réalité demeurent non seulement artificiels, mais désespérément seuls, des étrangers soigneusement tenus à l’écart du reste de l’humanité, des freaks peut-être gentils, mais jamais vraiment fréquentables. Voilà une bien méprisante et douteuse vision du monde que celle qui veut bien accepter la différence, mais pas n’importe laquelle et à ses propres conditions.
Faire-valoir
Le cas du jour : un chroniqueur désabusé du Los Angeles Times rencontre fortuitement un sans-abri atteint de schizophrénie paranoïde, lequel se révèle musicien talentueux et même ancien élève de la prestigieuse Juilliard School. Tentant de le socialiser et accessoirement d’en tirer un témoignage profitable à sa colonne, le journaliste sera amené, au fil de sa proximité grandissante avec son sujet d’article, à remettre en question son propre rapport au monde — c’est-à-dire : devenir sympa et apprendre qu’il y a des paumés à L.A. En constatant qui des deux personnages restera caractérisé par ses handicaps et qui sera pourvu d’un peu plus de profondeur d’écriture et de jeu (enfin, un minimum), on perçoit vite que les gesticulations bruyantes et appliquées d’un Jamie Foxx dans le rôle du « Rain Man » de service n’occupent l’espace qui leur est dédié que pour servir de faire-valoir à l’évolution psychologique du personnage « normal » incarné par Robert Downey Jr. Les manifestations de trouble mental ne sont elles-mêmes vues que comme des étapes sur le parcours du journaliste, des éléments d’une mécanique scénaristique : d’ailleurs, elles ne se laissent voir qu’en présence de l’homme « sain » (adopter le point de vue de ce dernier est alors bien opportun), ou alors dans des flash-backs où elles peuvent être encore mieux isolées comme « étrangères » et dangereuses, car issues d’un passé à guérir.
Le réalisateur anglais Joe Wright sorti de ses films d’époque (Orgueil et préjugés, Reviens-moi) a beau tutoyer le documentaire en dépeignant les sans-abris de la « Cité des Anges », représenter sagement la schizophrénie sans tomber dans les abysses hilarants où a pu s’engouffrer gaiement un Ron Howard (souvenons-nous ! l’ami imaginaire de Russell Crowe dans Un homme d’exception…), son petit académisme chichiteux est — sans surprise — inapte à faire douter ne serait-ce qu’un instant de la perception d’une énième duplication de schémas usés jusqu’à la corde, vides de sens réel et d’intérêt. Plus que jamais, il n’est là que pour trouver des solutions de filmage de telle ou telle scène aux allures d’élégance et de maîtrise, nullement pour manifester un quelconque rapport personnel au matériau (la musique, la maladie mentale, les laissés-pour-compte de l’American way of life, l’amitié virile, quoi que ce soit d’autre) qui lui est offert. Un des sommets de sa virtuosité reste le moment où Jamie Foxx ferme les yeux en écoutant un concert : cinq minutes d’écran rouge et de lignes mouvantes en forme d’économiseur d’écran d’ordinateur pour signifier lourdement le ressenti subjectif de la musique. Voilà qui fixe radicalement le plafond de son investissement de réalisateur, et ce n’est pas sur ce genre de premier de la classe trop empressé qu’il faut compter pour introduire à Hollywood un peu de prise de conscience du monde.