Le cinéma est vraisemblablement l’art le plus encombré par tout ce qui ne relève pas de son fonctionnement propre. Ses amoureux l’aimeraient soucieux de réinventer sa propre pureté, de travailler, jusque dans ses essais les plus légers, à creuser ce qui fait sa spécificité. Et par un soir pluvieux d’octobre, on le retrouve à survendre et sous-exploiter ses procédés les plus mal usités, le suspense et la mise en abyme, à faire tout à la fois l’étalage et le vendeur à la criée. Une marchandise qui fait sa réclame, c’est pas glorieux, et c’est Dans la maison, le dernier film de François Ozon.
François Ozon est moins intermittent du spectacle que cinéaste par intermittence. Dans Sitcom, Sous le sable, et même dans Potiche, Ozon travaillait sur les différentes cadences qui rythment les plans et leur succession. Parce qu’il se posait des questions dans le langage qui était le sien, à chacune de ces occasions, en lui, l’essence du cinéma donnait l’impression de s’agiter. De leurs côtés, le public exultait, le critique approuvait. Dans la maison, où d’incessants violons font office de transition et où de lents zooms en début de scène singent le suspense, est le contraire de toute forme de recherche cinématographique. C’est un syncrétisme falot de tout ce que devient le cinéma quand le cinéaste s’absente. À la place d’un film de cinéma, on a « du métier », « de la maîtrise », le produit d’un excellent technicien en chef, mais sûrement pas d’un artiste. C’est étrange : tant de sueur, de temps et d’abnégation à projeter sur grand écran un film qui ne devrait être vu que sur un smartphone le temps d’un trajet TGV ! Mais il y a ce mystère, auquel on ne peut rien, et il y a l’interrogation qu’il fait naître, laquelle nous intéresse : comment arrive-t-on, tout en faisant un film, à oublier le cinéma ? Il y a fort à parier que la réponse tienne toujours en ces quelques mots : en l’inféodant. Dans la maison l’ignore évidemment, mais il excelle en la matière. Le cinéma y a trois maîtres qui ne devraient jamais être autre chose que de polis serviteurs. Si la tyrannique marche du récit est le commandant en chef, une voix off pour non-voyants en est le fidèle second et les numéros d’acteurs les mercenaires, trois outils qui devraient toujours servir et non asservir les techniques proprement cinématographiques que sont depuis toujours le regard, le hors-champ et le découpage.
Dans la maison nous rappelle qu’au sommet de la hiérarchie d’usurpateurs qui tyrannisent le cinéma siège le récit. Parce que chaque transition y est aussi nette qu’un retour à la ligne et qu’un contre-champ ne vaut pas plus qu’un « deux points, ouvrez les guillemets », Ozon filme Dans la maison comme une dactylographe écrit, si bien que ce film aurait très bien pu continuer à vivre sur du papier. C’est parce que l’argent a pu lui offrir un bain de lumière que nous avons aujourd’hui à supporter la vision d’un scénario projeté. C’est donc l’histoire lumineuse d’un professeur de littérature qui se prend au jeu de la perversion à force de s’amuser à vivre à travers les écrits du plus talentueux de ses élèves, lui-même suffisamment tordu pour n’avoir qu’un désir : s’introduire dans la famille d’un de ses camarades de classe. Pourquoi la classe moyenne ? Parce que le « technicien en chef » est fasciné par l’idée qu’il s’en fait, ou plutôt, par l’idée qu’il se fait de son archétype. Une idée d’idée, c’est à cette distance-là que le récit se tient du réel durant près de deux heures. Cela explique aussi que le professeur soit bien sûr un écrivain raté et que le camarade en question soit bien sûr un homosexuel refoulé. Évidemment, ce trait grossier qui fait office de prise de position critique et ironique sur la société explique que l’on puisse rire de cette femme qui s’ennuie dès qu’elle ne lit plus son magazine de décoration ; de cet homme qui s’inquiète dès qu’il ne parle plus à son enfant comme on trinque avec un pote de troisième mi-temps. Mais c’est un rire d’indigné : on nous suggère que l’esprit de Madame Bovary serait convié au récit et on la retrouve atone chez des beaufs, égarée sur un canapé. Flaubert au casting, un récit dans le récit : attention mesdames et messieurs, ce film se veut Art Poétique. Sauf que la création pour Ozon, ultime signe que le récit y trône sans partage, c’est seulement le pitch du manipulateur-manipulé, trouvé dans un manuel de scénario pour première année.
La voix off, le fidèle second, sous le timbre du jeune Ernst Umhauer, empêche tout simplement l’image d’apparaître. À chaque lecture par le professeur d’une des nouvelles rédactions de son élève Claude, Ozon a pris soin de nous montrer ce que la voix (ou l’image) aurait suffit d’évoquer. L’image (ou la voix) aurait pu alors vaquer à d’autres affaires, à créer du suspense, nous donner de fausses informations, nous égarer, nous mener en bateau, nous donner une idée d’où vient un peu ce jeune prodige, etc. Or, dès lors qu’une voix commente ce qui est montré, l’image, au mieux, ne peut faire qu’illustrer ce qui est dit. Et ramener, au cinéma, l’image à la fonction qu’elle avait dans nos livres d’enfant, lorsque le mot « vache » apparaissait à côté dudit bovin, c’est un peu léger. Pas une fois, Ozon ne pense à exploiter les possibilités d’une distance ou d’une contradiction entre ce qui est dit et ce qui se passe réellement. Image et voix off se dupliquant en permanence l’une l’autre, elles deviennent équivalentes, se doublant si bien qu’on croirait regarder la version française d’une série américaine. Ce qui sert alors d’image, se fait passer pour elle, c’est son papier peint, ou plus précisément, le reliquat du style kitsch, sous la forme d’un système de rappel de couleurs franches, que Potiche avait su parodier avec sincérité. Sinon, pourquoi s’amuser à peindre les murs de la classe d’un bleu garçonnet qui raccorde si bien avec les yeux du jeune acteur ? À moins que ce ne soit le contraire… Encore un mystère insondable.
Quand on ne prend pas la peine d’incarner visuellement des idées de mise en scène, on n’a plus qu’à filmer des acteurs ; non pas le professeur ou sa femme (les personnages), mais Fabrice Luchini et Kristin Scott Thomas, tout deux absolument irréprochables (mais comment pourraient-ils être autre chose ?). Notre Luchini national, en drolatique professeur de littérature récitant son La Fontaine, y retourne à son lieu naturel, à la place dont il rêve depuis des années, celle du docte rhéteur institutionnalisé qui a de bonnes raisons d’être blasé. Le gag de l’assommeur-assommé, où on le voit s’évanouir après avoir été frappé par un énorme exemplaire de Voyage au bout de la nuit de Céline, clin d’œil à la belle passion qui l’anime pour cet auteur et qu’il orchestre pathologiquement sur les plateaux TV depuis longtemps, montre bien à quel niveau référentiel se situe le film.
Bref, nous attendons toujours le prochain film de cinéma de François Ozon.