Chez Cronenberg, le générique révèle d’emblée les enjeux de l’histoire à venir. Ici, des taches noires s’impriment sur les photos d’un paysage d’automne, jusqu’à le recouvrir progressivement pour découper les lettres du titre du film The Dead Zone, adapté du roman de Stephen King. La vérité enfouie du monde réel sera révélée, son hypocrisie purgée, grâce à la « zone d’ombre » traversée par le personnage principal.
John Smith, jeune professeur de littérature dans un collège d’une petite ville du Colorado, sort avec sa collègue Sarah. Un soir, au seuil de sa porte, il refuse de passer la nuit avec elle, lui alléguant qu’il préfère « attendre un peu ». De retour chez lui en voiture, il heurte de plein fouet un camion. Tombé dans le coma, il se réveille paraplégique cinq ans plus tard pour constater que Sarah a fondé une famille et qu’un tueur en série sévit dans la région. Pendant sa « zone d’ombre », John a développé des pouvoirs méta-psychiques : il voit le passé et l’avenir de ceux à qui il saisit la main.
Tirer les mauvaises cartes
John est un double d’Ichabod Crane, le professeur poursuivi par le démon sans tête dans La Légende du val, nouvelle lue aux élèves dans la salle de classe. Cronenberg prend habilement à rebours le mauvais sort du passage à l’âge adulte, non pas pour punir gratuitement le célibataire chaste, mais pour filmer sa renaissance, sa monstruosité souterraine qui surgit : une métaphore de la douloureuse reconstruction sentimentale après la perte de l’être aimé.
Le pouvoir de voyager dans le temps se paye dans sa propre chair chez le réalisateur canadien. À l’instar des capacités de téléportation de Seth dans La Mouche, John subit un contrecoup physique à ses visions funestes : il perd l’usage de ses jambes. Après des prédictions qui se sont avérées justes, John comprend qu’il possède un don, celui de changer l’avenir. Il assumera peu à peu ce rôle qu’il mettra à profit pour la cause publique. À mesure des vies sauvées, John se relève, abandonne sa chaise roulante pour prendre les allures d’un Dracula boiteux mais volontaire, grand col noir relevé, cheveux hérissés ; une transformation aidée par le physique reptilien de Christopher Walken. Cronenberg stimule tous les potentiels de John, en le débarrassant du costume sans pli de gendre idéal puis du peignoir d’éternel célibataire à son réveil.
« Un corps n’existe que pour devenir d’autres corps » — manifeste d’un réalisateur
Cet aphorisme de William Burroughs, écrivain de chevet de Cronenberg, qui adaptera une décennie plus tard son œuvre majeure Le Festin nu, se prête parfaitement au chemin versatile emprunté par l’œuvre du Canadien et The Dead Zone en particulier. Le réalisateur rend compte des métamorphoses du personnage principal par une mosaïque de genres juxtaposés avec rythme et concision (film d’une densité remarquable contenu en moins d’1h40). Si les scènes du début présentent d’abord un professeur propret sorti d’une comédie sentimentale — escapade amoureuse à la fête foraine, baiser sous la pluie –, le fantastique innerve rapidement le cadre : les scènes sont amorcées par une caméra qui avance sur les personnages vues comme les proies d’une menace insidieuse ; le camion de l’accident irradie une fumée bleue irréelle tel l’atterrissage d’un ovni ; de même, une lumière verte invraisemblable embrase l’appartement du meurtrier.
C’est comme si John percevait une réalité embuée par ses visions funestes : aveuglée par le feu — l’incendie de la chambre d’Amy, la fille de l’infirmière — ou flouée par l’eau — la noyade de Stuart, le fils de l’homme d’affaire. Cette présence sourde, qui passe par une caméra féline et une lumière altérée, répond aux tonitruantes scènes de vision (montage acéré, musique stridente, gros plans sur le visage possédé de Walken). Strié par les visions de scènes passées ou futures, deux genres se donnent la réplique dans le monde présent. Cronenberg épouse le premier rôle endossé par John, celui d’un détective privé free-lance demandé par un shérif désemparé, en adoptant les codes du polar. Le réalisateur rend compte d’un professeur encore ahuri et dans l’apprivoisement de son nouveau pouvoir, en maintenant son visage dans la pénombre.
John Président !
La mue de John trouve son accomplissement dans la partie finale : une satire politique acerbe, où l’on suit la campagne du candidat aux sénatoriales Greg Stillson (joué par un Martin Sheen sous stéroïdes). Au contraire de John, les visions de Stillson ne servent que lui (il se voit président) et l’aspirant sénateur met tout en œuvre pour que le destin ne déraille pas. En creux, le devin John donne une véritable ampleur à la critique des figures récurrentes issues du populisme, qui promettent l’emploi à tout va : l’égoïsme, la parole inconséquente et la manipulation de la vérité de Stillson s’opposent à l’efficacité d’action, la lucidité et le courage du mystique mutique. L’omniprésence du casque de chantier vissé sur le crâne de Stillson dans ses apparitions publiques est particulièrement savoureuse et signale toute la supercherie d’un homme politique retranché du monde réel mais qui feint de s’y ancrer. Aux antipodes de John, qui, bien que happé du présent par ses visions, a une réelle emprise sur le monde réel.