« Have we just been made obsolete ? » se demande, avec un mélange d’inquiétude et d’excitation, Caprice (Léa Seydoux), confrontée aux prémices de l’émergence d’une nouvelle humanité. La question vaut aussi pour le cinéma de David Cronenberg, qui propose ici un pot-pourri de sa filmographie (on y retrouve tout à la fois des éléments de Videodrome, eXistenZ, La Mouche, Faux semblants, Le Festin nu et Les Promesses de l’ombre), à partir d’un scénario qui dormait dans ses tiroirs depuis les années 1990. Ce qui se sent : jamais l’un de ses films n’était apparu aussi immédiatement daté, dans sa forme comme dans son horizon. Les Crimes du futur se focalise sur un couple d’artistes, Saul (Viggo Mortensen) et Caprice. En pleine mutation, le corps de Saul « produit » de nouveaux organes inédits, que sa compagne extrait, comme s’il s’agissait de tumeurs, dans le cadre de performances publiques. Mais il se pourrait bien que ce bouillonnement en apparence anarchique d’organes, qui touche de nombreuses personnes à travers le monde, soit en fin de compte le prélude d’un bouleversement plus grand : l’apparition d’une « nouvelle chair », pour citer Videodrome. Le cinéma de Cronenberg n’a au fond jamais raconté qu’une chose : il n’y a pas d’autre vérité que celle du corps, et cette vérité s’appréhende avant tout par le truchement de la sexualité. De Crash aux Crimes du futur, l’idée est la même. Il s’agit de figurer l’invention du « new sex », ici la chirurgie, pour saisir l’esprit du contemporain.
Or, le film repose sur un paradoxe de taille : si Cronenberg ne cesse de nous dire que le corps est tout, et que l’art est lui-même un corps renfermant du « meaning », Les Crimes…, lui, n’a pas d’enveloppe. C’est un film sans chair, dévitalisé et apathique, qui mise tout sur des décors décrépits et des bidules (une chaise squelettique, un sarcophage d’autopsie, un lit scarabée) inspirés de ses œuvres anciennes. Le contexte cannois ne rend de surcroît pas service à Cronenberg : quelques heures avant de découvrir le film, la Quinzaine des réalisateurs accueillait l’inspiré De Humani Corporis Fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel qui plongeait véritablement dans les abîmes du corps humain et sondait ce continent encore inconnu ressemblant parfois à un paysage de science-fiction. La comparaison est cruelle : le Canadien semble de son côté condamné à rester à la surface. Ce qui donne un plan très beau, le dernier, en noir et blanc (tiens, l’obsolescence semble ici assumée), où une larme suffit à figurer la prise de conscience par Saul qu’une ère nouvelle se profile, mais aussi un chapelet de scènes désespérément vides et cheap, où pataugent des acteurs souvent approximatifs – mention spéciale à Kristen Stewart, qui pousse le curseur de l’affectation et du débit heurté à un niveau de ridicule par endroits délirant. Ce ratage était peut-être déjà en germe dans les derniers films du cinéaste, qui se distinguaient toutefois encore, ici et là, par un montage tranchant et la capacité à construire, grâce au découpage, une dynamique (exemplairement, la dernière longue séquence de Cosmopolis). Il faudra ici se contenter de miettes (l’ouverture, intrigante, le générique rouge, cet ultime plan patiemment préparé) et se résoudre à regarder la réalité en face, puisque le film nous dit que « la réalité, c’est le corps » : il est possible que Cronenberg n’ait malheureusement plus grand-chose dans le ventre.