En amont de la sortie des Crimes du futur, où Cronenberg semble de nouveau se pencher sur la transformation du corps humain par la technologie, retour sur les rapports conflictuels et vampiriques que les personnages de ses films entretiennent avec la technique.
Voitures, ordinateurs, scalpels, prothèses, consoles de jeu, pistolets, télévisions, machines à écrire, téléporteurs, etc. : le cinéma de David Cronenberg n’a cessé de faire l’étalage des métamorphoses de l’être humain au contact d’une technique aux mille visages. De film en film, les objets auront mis les corps en péril, qui se retrouvent isolés de l’extérieur (le milliardaire de Cosmopolis emprisonné dans sa limousine), plongés dans des mises en abîme sans issue (les joueurs et joueuses d’eXistenZ) ou rendus fous par une ivresse prométhéenne (le scientifique de La Mouche et les chirurgiens de Faux-semblants). Le cinéma de Cronenberg figure, sans doute plus qu’aucun autre, le cauchemar transhumaniste, cette hantise de la transplantation du mécanique dans l’organique – la « nouvelle chair » que revendiquait, face caméra, Max Renn à la toute fin de Videodrome. Cette perspective, qui fait des outils une menace pour celles et ceux qui les manipulent, peut toutefois être nuancée si l’on porte un autre regard sur la lutte que se livrent humains et technologies chez Cronenberg : et si, dans ce face-à-face, le corps n’était pas la proie, mais plutôt le prédateur ? Une telle hypothèse pourrait paraître incongrue si les instruments cronenbergiens n’étaient pas souvent eux-mêmes des organismes vivants et sensibles, avec leurs systèmes digestifs, leurs nerfs, leur libido, etc. Parfois proches des animaux et des insectes, voire de la chair humaine, les machines témoignent d’une vitalité qui révèle, par contrepoint, la nature gloutonne et dévorante de l’être humain, vampirisant la technique parfois plus qu’elle ne le vampirise en retour.
La chair à canon
Dans la séquence du repas d’eXistenZ, un serveur apporte sur un plateau un cadavre d’animal aquatique à la texture à la fois osseuse et visqueuse. À table, Ted Pikul (Jude Law) annonce avoir perdu son appétit. Quelques plans plus loin, le voici pourtant en train de dévorer goulument ce même plat, après s’être rendu compte qu’il cachait une arme à feu squelettique : « I find it disgusting but I can’t help myself ! » La suite nous montre l’envers du décor, dévoilant l’origine de ce mets pour technovores : l’arme osseuse provient d’une créature amphibie élevée avec cruauté dans une ferme à pods, ces consoles de jeu vidéo auxquelles se branchent les personnages d’eXistenZ. De manière analogue, les véhicules de Crash font également office de chair à canon. Au début du film, le gourou Vaughan (Elias Koteas) met en scène un accident de la route au volant d’une voiture qui en percute une autre de plein fouet. Cronenberg insiste un moment, par l’entremise d’un lent travelling, sur la carrosserie endommagée de l’un des véhicules, comme si le cœur de la scène ne reposait finalement pas sur le spectacle des corps blessés (les figurants s’en sortent seulement avec quelques égratignures) ou sur le rejeu de la mort de James Dean, mais bien sur les sévices infligés aux automobiles : la fumée, la tôle froissée, les éclats de verre, le métal broyé, etc. Dans la dernière scène, lorsque James (James Spader) et Catherine Ballard (Deborah Kara Unger) s’étreignent sous la dépouille d’une voiture renversée, la destruction de la machine, désormais inopérante et impuissante, semble participer de leur excitation (Catherine a évité la mort, contrairement à la machine). C’est comme si le désir sexuel se trouvait en partie réveillé par la domination de l’organique sur le mécanique : témoin de l’accident, James Ballard contemple d’abord la carcasse du véhicule endommagé, avant de s’approcher, seulement dans un second temps, de sa compagne allongée juste à côté. La destruction de la technique a aussi valeur d’aphrodisiaque.
Autre exemple, assez explicite : dans une séquence érotique du Festin Nu où William Lee (Peter Weller) séduit le double de sa femme défunte, Joan (Judy Davis), une étrange créature tombe d’une étagère pour se joindre aux ébats. La bête fait étalage de ses attributs hypersexués (un fessier, une verge proéminente et de nombreux tentacules) sans que les deux amants n’y fassent particulièrement attention. La gouvernante la prend alors en chasse, en la poursuivant dans l’appartement avant de la fouetter et de la renverser depuis un balcon. Une coupe survenant au moment de sa chute vient alors nous révéler sa véritable nature : il s’agissait en réalité d’une machine à écrire. Désormais en mille morceaux, son destin fait écho à celui de ses semblables tout au long du Festin Nu : si leur nature reste floue (s’agit-il d’insectes parlants ou bien d’anthropomorphes visqueux ?), elles connaissent toutes un destin similaire, en étant tour à tour écrasées, torturées, séquestrées, pendues voire même traitées comme des vaches à lait par des toxicomanes se nourrissant de leur précieuse sève hallucinogène.
Une télévision explosée dans Videodrome, une machine à téléporter à moitié détruite puis assimilée par le corps du mutant dans La Mouche, un laboratoire mis sens dessus dessous à la fin de Faux-semblants… D’un film de Cronenberg à un autre, la dégradation des objets s’inscrit dans le cycle décrit par l’un des personnages de Cosmopolis, lorsque la limousine au centre du film est à son tour attaquée par la foule : « The urge to destroy is a hallmark of capitalist thought. Enforced destruction. […] Destroy the past. Make the future. » Véritable souffre-douleur, la technique ne ressort jamais indemne des supplices dont elle est victime : elle est précisément conçue pour être consommée. « Long live the new flesh ! » La réplique célèbre de Videodrome annonçait peut-être autant la chair transformée d’une humanité cyborg, victime de mutations techniques incontrôlables, que la chair vorace du sujet capitaliste, qui engloutit puis oblitère objets et appareils afin d’assouvir ses pulsions prédatrices.