« Tu ne me regardes pas dans les yeux, Michel ! C’est moche, seuls les faibles font ça. » Les mots claquent comme des gifles : sur une estrade rouge bordée d’ombre, devant un public médusé, le docteur Hal Ralgan (Oliver Reed) tente d’expurger l’inconscient d’un patient en se livrant à un douloureux jeu de rôle thérapeutique, dont lui seul semble connaître les tenants et les aboutissants. Le voilà en effet, assis en tailleur en face de lui, qui endosse la figure d’un père autoritaire mettant en doute violemment la virilité de son fils. Viendra bientôt ce moment où Michel, poussé dans ses derniers retranchements, ouvrira d’un geste désemparé son kimono pour dévoiler tous les stigmates qui couvrent sa poitrine, traces somatiques de ses angoisses refoulées. Lorsque le regard se dérobe à la réalité, le corps parle malgré lui. Il se transforme au point d’en devenir parfois des plus monstrueux. De ce schéma freudien liminaire, David Cronenberg tira un sixième long-métrage terrifiant, Chromosome 3 (1979), où la furie de l’enfance se nourrissait des démons intérieurs des adultes. Mais qu’arrive-t-il dès lors que ce regard acquiert la force de se lever et, enfin, brave celui de l’autre, aussi intimidant soit-il ? Scanners, réalisé deux ans plus tard, répond à cette interrogation de manière tout aussi implacable : quand les yeux regardent droit devant, dans les yeux, alors le corps brûle.
Volonté de puissance
À la théâtralité malaisante des premières minutes de Chromosome 3 fait ainsi écho l’effroyable fin de Scanners. Le jeu de rôle psychanalytique laisse place cette fois-ci à un duel qui vire au jeu de massacre entre deux scanners antagonistes, Cameron Vale (Stephen Lack) et Darryl Revok (Michael Ironside), des télépathes voués à se « dessécher la matière grise ». Dans cette fameuse séquence, deux regards se défient, chargés de colère brute. Les corps, étonnamment immobiles malgré la violence manifeste de la scène, gagnent en tension, tressaillent, entrent en convulsion, se pétrifient. Les veines se dilatent, la peau fond, le cœur s’embrase, le sang suinte puis gicle comme un trop-plein de rage, jusqu’à ce qu’une des deux carcasses, consumée, laisse triompher le poids terrassant de la mort. Soutenir le regard de l’autre, ne rien lâcher pour le faire plier, au risque donc d’en crever soi-même, tel est le risque à encourir pour qui se prête à ce duel susceptible d’établir tout corps comme le siège de penchants destructeurs. Et si victoire il y a dans Scanners, elle ne peut revêtir que les accents d’une amère reddition : au fait de sa puissance, le regard perd la raison, voire sa raison d’être.
Toute la force du cinéma de Cronenberg tient à cette prise de conscience et à cette volonté expiatoire de puissance, ici poussée à son paroxysme oculaire (Vale écarte ses bras ensanglantés, adoptant ainsi une posture christique). Être aveuglé par le regard de l’autre (l’un des deux personnages finira énucléé) scelle d’ailleurs l’aboutissement ultime d’une lutte irréversible sans plus d’ancrage dans la réalité, comme l’expérimentera également à ses dépens le diplomate René Gallimard dans M. Butterfly (1993). Dans Scanners, le voyant ne saurait toutefois ignorer l’étendue et les effets dévastateurs de ses dons hors du commun. Si le personnage maléfique de Revok en tire profit pour dominer ses prochains, celui de Vale s’avère heureusement plus contrasté. Son itinéraire est assimilable à une quête initiatique semée d’épreuves et de doutes : d’abord en proie à des facultés télépathiques qui le dépassent, voire l’assaillent, il tend peu à peu à les contrôler et cherche à s’en servir à plus ou moins bon escient. La figure de Vale n’en reste pas moins irréductible aux seules prérogatives du Bien. Elle se craquelle et laisse apparaître l’être humain, égaré et désemparé. Anticipant Faux-semblants (1988) et le jumeau tourmenté Beverly Mantle, le double fraternel accuse ici une fragilité viscérale, peine à assumer un rôle déviant trop lourd à porter, accablé par tant de violence rentrée. D’emblée, les premiers plans du film l’introduisent comme un laissé-pour-compte esseulé dans un centre commercial, sujet à de violentes migraines, exténué par des facultés télépathiques dont les potentialités le décontenancent. Vale cogite, trop assurément, pénètre certes le cerveau des autres pour accomplir sa mission de sauveur, mais se perd aussi lui-même dans les tréfonds de son esprit tourmenté, voire ravagé. En somme, son regard subjectif sur le monde concentre l’étendue de ses forces comme de ses faiblesses et le jette sans cesse dans un labyrinthe de questionnements.
Face contre face
Chez Cronenberg, le regard réfléchit – au sens propre et figuré. Ce pouvoir éminemment cérébral du regard, le cinéaste en fait de toute évidence, dans Scanners, une question de cinéma. Comment filmer un regard qui pense ? En focalisant toute son attention sur le visage, tout à la fois ce réceptacle de l’intériorité et des affects, cette surface qui rend visible l’invisible, qui fait trace. En ce sens, le cinéaste exploite à merveille la plastique expressive de ses deux acteurs principaux : rondeur des traits, pâleur de la peau comme immaculée et grand yeux bleus globuleux chez Vale ; arrêtes vives, bouche qui s’ouvre comme un gouffre sans fond et yeux perçants surplombants pour Revok. Deux visages à scruter, dynamiser, faire parler. Deux visages qui s’opposent et deviennent la proie de l’esprit explosif en regard. Il n’y a pas de pensée opérante sans manifestations physiques patentes chez Cronenberg. Pas d’esprit qui pense sans corps qui souffre, même de trop désirer (Crash et ses corps cérébraux et mécanisés). Mais s’arrêter de penser équivaut aussitôt à une condamnation, comme en atteste dans Scanners une scène horrifique devenue célèbre : dépossédé de son esprit, phagocyté par celui de Revok lors d’une démonstration devant un parterre de scientifiques, un savant voit sa tête exploser comme une bombe. Perdre la tête et (en) mourir : double angoisse du héros cronenbergien s’il en est, dans une filmographie dont on ne dira jamais assez combien elle est hantée par la mort. « Moi, j’ai l’art » déclare le sculpteur Benjamin Pierce (Robert A. Sliverman) à Vale, réfugié à l’intérieur d’une de ses compositions, une tête géante couchée sur le côté, dans son atelier retiré du monde. Cet art qui le maintient sain d’esprit renchérit-il, avant de sortir précipitamment de ce crâne et, à découvert, d’essuyer une rafale de balles qui lui sera fatale.
On l’aura noté, un geste en rien anodin initie la scène de combat fratricide abordée plus haut entre les deux scanners : refusant le pacte de toute-puissance proposé par Revok, Vale s’empare d’une petite sculpture, qui évoque les têtes cubistes de Giacometti datant de la fin des années 1920, et le frappe violemment au niveau de la tempe. Dans sa main, donc, une tête au visage brut et au regard tronqué. Une tête-objet en partie imparfaite, défaite, qui annonce ce qui va se produire lors du duel entre les deux frères : une défiguration. Rarement le contre-champ aura aussi bien porté son nom, tant ici les plans de visage de chacun des mediums alternent moins qu’ils ne se fracassent successivement l’un contre l’autre, jusqu’à atteindre une acmé gore fusionnelle où les notions mêmes de visage et d’identité se dissolvent dans une masse informe et indifférenciée. Chaque champ/plan arrache ainsi au visage filmé des lambeaux de vie, le transformant de part en part, jusqu’à en altérer la forme, tandis que la caméra reste impavide. C’est que pour Cronenberg le cadre est moins affaire de parti pris et de morale (Crash en est encore le parfait exemple) que de rigueur et de tenue. Comprendre : au scanner, le réalisateur emprunte l’objectivité du regard, le sens de l’exploration clinique et de la découpe impartiale, la précision de l’enregistrement et l’intransigeance du diagnostic, qu’il teintera parfois d’humour noir à partir de Videodrome (1983). Avec Scanners, au demeurant un de ses plus grands succès commerciaux, David Cronenberg referme ainsi le chapitre de la série B horrifique, qu’il aura dynamitée douze ans durant, et ouvre son cinéma à une voie plus ample et ambitieuse, où il s’agira toujours de filmer le monstre à hauteur d’homme et de figurer l’infigurable.