Quelques rares films hongrois nous parviennent chaque année – ceux de Béla Tarr bien entendu, mais également ceux de Szabolcs Hajdu (Les Paumes blanches en 2007), György Pálfi (Taxidermie en 2006) et Lajos Koltai (Être sans destin, également en 2006)… Tourné vers l’histoire ou vers la stabilisation d’une identité sociale, Kornél Mundruczó est un beau représentant de ce cinéma qui n’en finit pas de dévoiler les affres d’une société en quête d’elle-même. Il explore avec majesté ici la difficulté des liens d’une famille que l’on découvre trop tard, à l’image d’un pays qui n’accepte ni son évolution ni sa marge.
Autour de la famille de Mihail, une chape de plomb limpide et bicolore. Les visages et les corps sont immobiles, gauches : se dégage pourtant dès les premières images une forme d’émotion froide, incompréhensible. Kornél Mundruczó ne cherche pas à atteindre un point thématique précis, il mêle le portrait social – une société divisée entre urbanité et ruralité, sans véritable classe moyenne – et la fresque métaphorique : comme la plupart de ses compatriotes, Kornél Mundruczó détient une maturité certaine en termes esthétiques. Sachant conjuguer les temps de repos, de contemplation et les moments presque purement scénaristiques, il ne tombe jamais pourtant dans le misérabilisme que l’on reproche parfois à ce genre de films, très tournés vers ce que leur pays possède et entretient de plus mystérieux, d’insondable, voire de plus délétère. Kornél Mundruczó a choisi un no man’s land, informe, irreconnaissable aux yeux du quidam qui ne cherche d’ailleurs pas à situer l’action spatialement, mais à la ressentir simplement. Laisser place à la sensation, sans entrer dans le jugement moral ou la comparaison sociale, voilà ce que Delta réussit à faire.
Mihail revient dans le village de sa famille, où sœur et mère ne l’attendaient pas vraiment. En dehors du monde, il vient de la ville avec des billets d’euros en poche : personne ne comprend son retour ni ne le connaît réellement ; lors que certains ne rêvent que de quitter l’anonymat d’une terre qui ne semble pas avoir grandi, d’autres se complaisent dans une folie de l’enfermement social. Mihail et sa sœur Fauna se rapprochent physiquement jusqu’à effleurer l’inceste – on ne saura jamais s’il est réellement commis – sous l’œil peu amène des juges du village, une population plus déviante que les deux « amants » puisqu’elle n’accepte aucun dépassement, aucune sortie de son îlot de non-droit. Kornél Mundruczó explore bien davantage la déviance morale d’un pays que la déviance sexuelle d’un couple peu commun : étonnant de simplicité, son regard n’est ni moralisateur, ni complaisant. Il laisse ses personnages se débattre dans la tranquillité d’une terre ceinte d’eau. La métaphore de l’entre-deux, entre soupçon et jugement, sérénité et violence, entre norme micro-sociétale et onirisme au-dessus de toute convention, entre impressionnisme des cadres et crudité des actions dramatiques.
À la façon dont les couleurs se mêlent entre elles tout comme les différents éléments du décor, on comprend que le flou, l’instabilité, le glissement restent une priorité, une finalité. Kornél Mundruczó ajoute finalement une ouverture musicale en fin de film, au moment où l’image se débarrasse de tout autre fioriture dialoguée : la violence du cinéma apparaît alors dans toute sa « splendeur ». Rien n’est assez carré, rien n’est assez droit, tranché pour faire du finale une explosion, un acmé ; l’image reste fidèle, jusqu’au dernier plan, à cet entre-deux… Insidieusement, le mélange des genres donne la part belle à chacun de ses ingrédients, insupportables ou non, transcendant l’idée du fil directeur, du regard unique d’un réalisateur-créateur omniscient. Le cinéma hongrois, décidément, n’a pas seulement une maîtrise esthétique indéniable – il suffit de se remémorer le récent Homme de Londres de Béla Tarr –, il est dans la quête perpétuelle du sens cinématographique.