Il arrive parfois que la sortie rapprochée de films bien distincts, mais partageant quelques correspondances, éclairent sur leurs limites respectives ; un même problème se dégage, et avec lui un faisceau d’approches. À la découverte de Pieces of a Woman de Kornél Mundruczó, qui raconte comment Martha (Vanessa Kirby) et Sean (Shia LaBeouf) font face à la perte de leur fille, morte au cours d’un accouchement domestique filmé en une seule prise, on pense ainsi à deux autres titres distribués l’année dernière. Le premier est Madre de Rodrigo Sorogoyen, avec lequel Pieces… partage une même stratégie narrative : ouvrir le récit sur un plan-séquence performatif, au cours duquel une mère perd son enfant pour, ensuite, sonder la psyché morcelée de l’héroïne, ramasser les fragments (pieces) et les scènes, jusqu’à voir le portrait se recomposer, et le personnage quitter sereinement le film. En somme, suivre un schéma narratif bien défini et surligné par l’alternance de régimes esthétiques opposés : faire exploser une situation donnée, composée d’un seul bloc, pour mieux patiemment, dans un récit au long cours, suivre le cheminement d’une reconstitution difficile.
Le second film auquel on pense est Énorme de Sophie Letourneur, qui met lui aussi en scène un accouchement, en recourant cette fois-ci à un montage liant d’un côté la performance des acteurs, et de l’autre la captation documentaire d’une véritable mise au monde et de l’action de vrais aides-soignants. Les gestes de Letourneur et de Mundruczó, bien qu’en apparence dissemblables (la fragmentation contre la prise unique) participent pourtant d’une même recherche de réalisme, mais aussi d’un échec à toucher du doigt ce « réel » tant convoité. Du Letourneur, on a peu dit à quel point sa part « documentaire » constitue un argument de dossier de presse : bien malin ou familier des blocs opératoires celui qui, devant le film, aura spontanément deviné la provenance des contrechamps, sans les propos de la cinéaste pour l’éclairer. On touche là à la limite des dérives de l’auteurisme, où l’intention et le discours d’un cinéaste se superposent à la forme même, au risque de ne voir dans les films que la matérialisation d’un désir intellectualisé. Dans le cas du film de Mundruczó, le problème est autre, mais voisin : le « réalisme » induit par le plan-séquence et l’absence supposée de trucages dans le montage ouvre sur une chorégraphie de péripéties empreinte d’une certaine artificialité, comme en témoigne l’irruption intra-diégétique d’un morceau de Sigur Rós, ou l’articulation de moments de douceur et d’inquiétude, pour cultiver une tension ainsi qu’un suspense sensationnaliste (l’accouchement va-t-il bien se passer ?). Au fond, le geste demeure jusqu’au bout un geste, bien visible, plus que le moteur d’une séquence s’affranchissant des intentions pour rendre compte de la vérité d’une expérience.
Le pont et le pépin
Il faut toutefois reconnaître que Mundruczó, loin d’être l’auteur le plus léger du gotha européen, a mis un peu d’eau dans son vin, en substituant à ses artifices habituels et sa pyrotechnie vaine une mise en scène plus intériorisée, mais pas forcément beaucoup plus inspirée. Que filme-t-il avant tout ? La fragmentation d’une femme (par le biais de miroirs, de vitres, de surcadrages, etc.), et surtout une suite de métaphores parfois confondantes de littéralité. Par exemple, lors d’une scène de dispute entre Martha et Sean, qui acte définitivement la déliquescence du couple, Mundruczó raccorde sur un ballon de maternité se dégonflant et des plantes à moitié mortes : on l’a compris, leur mariage dépérit. Tout le récit est balisé de la sorte, en témoigne le fil conducteur qu’est la construction d’un pont (au fur et à mesure que le film avance et Martha avec lui, le chantier progresse) et la germination d’un pépin de pomme, symbole de retour à la vie lourdement redoublé par le scénario (selon la mère, son bébé, lors de sa courte existence, sentait comme le fruit). Bref, le cinéaste, tout en livrant son film le moins raté, n’aura fait que déplacer le curseur de sa coutumière balourdise.