Bill Plympton, c’est une façon de traiter le corps des hommes comme de la guimauve ou de la barbe à papa. C’est transférer le mouvement d’une action dans le corps de celui ou celle qui la vit. C’est comment embrasser et finir avec la langue en sac de nœuds ou la tête tranchée (How to Kiss, 1989), c’est déformer ses congénères de façon délirante et plutôt gore. Une manière unique de dessiner les gens, une animation grandiose de leur quotidien en déformant non leurs propos mais en les malaxant eux-mêmes, physiquement. Avec Des idiots et des anges, Plympton poursuit son incroyable travail visuel mais s’appuie sur un scénario un peu simpliste. Dommage.
Un homme est méchant. Le reste du monde, bêtes et humains, n’est pas tellement plus aimable, et relativement idiot. L’enchaînement des jours n’a d’égal que l’enchaînement des mouvements, routine menée les dents grinçantes : transport, travail, loisirs infimes, sommeil… Chez Plympton, pas de lente exposition, le moindre quotidien s’exprime en quelques coups de crayon. Le réveil sonne, un visage dans un lit se déforme en rides furieuses avant de balancer le réveil sur un oiseau qui piaille à la fenêtre. Plympton n’a rien perdu de sa capacité à déformer les corps pour croquer les âmes, si simplistes qu’elles soient, tout doit venir de la caricature.
L’homme méchant, donc, dont l’occupation principale est de boire des cocktails dans un bar vide, voit un beau jour apparaître dans son dos des embryons d’ailes. Horreur d’être un oiseau ou un ange majestueux, il tente tout pour les faire disparaître ou à défaut, de les utiliser à des fins mesquines. Mais ce sont les ailes de la rédemption, qui refusent de faire le mal, l’obligent à secourir les autres et lui-même. On aura beau espérer un dénouement terrible, le cynisme de Plympton prend peu à peu du plomb dans l’aile, jusqu’à la fin. Le plus décevant n’est pas la morale, le bien contre le mal devenant ici un prétexte sans grande importance, mais une absence de fond qui rend la beauté visuelle du film un peu vaine. Si une partie des œuvres de Plympton vitriolait la classe moyenne américaine, Des idiots et des anges est aussi insituable dans l’espace et le temps que son contexte social est flou.
Dommage que le scénario devienne seulement une occasion d’animer du dessin. Mais quel dessin ! Et surtout quelle animation ! Il faut d’abord admirer la sortie en salle de ce qu’on ne voit presque plus : des lignes crayonnées qui s’agitent doucement, avec leurs belles imperfections, un grain qui rappelle celui de la pellicule. La beauté de l’animation vient aussi de ce qu’elle laisse visible la marque de sa technique, ce n’est pas pour rien si dans un autre registre on ajouta des fausses marques de doigts sur les personnages de Wallace et Gromit : le Mystère du Lapin-Garou. La tendance commerciale est à la rondeur de l’animation 3D, d’où la curieuse singularité qui émane d’expériences différentes : le style visuel de Mia et le Migou et de Peur(s) du noir, ou à sa façon WALL‑E qui traçait une magnifique fresque historique de l’animation dans son générique de fin.
Mais au-delà de l’animation elle-même, Plympton, et c’est particulièrement visible dans Des idiots…, représente une forme de génie du raccord. Plutôt que de couper entre les scènes, il relie les lieux et les actions en choisissant un élément pour créer un lien avec la scène suivante. Le début du film est en cela exemplaire : la mousse savonneuse qui coule sur le corps de l’homme dans sa douche tombe vers le sol, le cadre se resserre et la suit dans sa chute jusqu’à ce qu’elle tombe dans une main et devienne mousse à raser. Le cadre glisse ensuite avec l’eau du robinet qui rince le rasoir, se resserre puis s’éloigne, le jet devient maintenant le lait qu’on verse dans un plat de céréales. Plus tard, le gros plan de la bouche qui se referme sur la tige d’une cuillère à café se fond en tige d’une clé de voiture dans le neiman. On est ici bien au-delà du dessin, d’où la force de Plympton, capable de créer un film parfaitement étonnant rien que par l’habillage de ce qui est montré. Mais cette poésie de l’animation ne quittera vraiment l’exercice de style qu’avec plus de profondeur, sans que soient pour autant délaissés le cynisme et l’absurde que Plympton sait si bien mettre en scène.