Le retour sur les écrans de La Maman et la putain invite à rebondir sur Vortex de Gaspar Noé, qui rappelle, s’il le fallait, à quel point Françoise Lebrun est l’une des plus grandes actrices du cinéma français.
La sortie et la ressortie à quelques semaines d’intervalle de Vortex et de La Maman et la putain produisent une troublante mise en miroir : d’un film à l’autre, on assiste à la naissance (Eustache) et à l’élégie (Noé) d’une actrice, Françoise Lebrun, mais aussi au dédoublement de sa figure. Vortex, film sur la vie entendue comme « un rêve » et « un rêve dans un rêve », est lui-même dédoublé, jusque dans son cœur : il y a le dispositif central – le split screen –, mais aussi le cœur dans le cœur – les acteurs, et en particulier Françoise Lebrun. On peut, pour s’en convaincre, partir de la scène clef où l’écran se scinde en deux. Lebrun et Argento sont assoupis, chacun d’un côté de leur lit, tandis qu’un épais trait noir, partant du haut de l’écran, commence à séparer ce dernier en deux moitiés strictement égales. De prime abord, le procédé paraît un peu balourd : ce trait, c’est la matérialisation de l’irruption de la maladie (Alzheimer) qui touche la femme (comme le robinet laissé ouvert dans Amour figurait le début du déclin physique et mental du personnage interprété par Emmanuelle Riva), en même temps que l’allégorie d’une séparation des époux, le film se faisant le récit de deux solitudes conjointes. Mais il faut regarder le plan de plus près pour saisir ce qui s’y joue véritablement : il y a d’abord ce moment de flottement où la ligne d’encre semble comme à l’arrêt, au milieu du cadre, se confondant avec la pénombre dans laquelle est plongée la pièce. Seule la main de Lebrun, qui traîne du côté de son époux, lui fait encore obstacle. Or, c’est précisément lorsque cette main se rabat légèrement vers la droite que la ligne, à laquelle désormais plus rien ne s’oppose, reprend son avancée. Que nous raconte ce détail ? Que le split screen, plus qu’un dispositif arbitraire s’imposant aux personnages, sera affaire de montage de gestes, de regards et de dynamiques. Le matin, Lebrun se lève, tandis qu’Argento continue de dormir : on dirait presque que l’un rêve l’autre. Plus loin, cette tension entre fixité et déplacement est rejouée par l’entremise d’une machine à écrire : alors qu’à gauche de l‘écran l’homme frappe les touches, la femme déambule à droite dans un magasin labyrinthique, à la recherche, on ne sait pas trop pourquoi, du rayon jouets (belle idée qui pointe d’emblée la symétrie entre le grand âge et l’enfance). Si le split screen initie de la sorte un dialogue entre deux points de vue, on peut aussi l’envisager comme une installation permettant, au sein de scènes étirées, de laisser son regard passer d’un acteur à l’autre et d’observer avec attention les fluctuations de leur jeu.
L’enfance nue
Dans cette perspective, l’interprétation de Lebrun participe beaucoup de l’émotion que fait naître le film. Le jeu des deux acteurs repose sur un entre-deux assez précis, qui fait d’eux tout à la fois des vieillards et des enfants, le dépérissement et la régression allant quelque part de pair. Chez Argento, cette indécision passe notamment par son français approximatif. Noé tire parti d’un constat que je ne m’étais jamais formulé aussi nettement que devant le film : baragouiner quelques mots dans une langue étrangère donne non seulement l’impression de mal s’exprimer, mais aussi de mal penser ; une idée qui n’arrive pas pleinement à prendre corps paraît frêle et lacunaire. Il faut voir Argento buter sur ses mots, présenter son projet d’ouvrage sur les rêves et le cinéma de manière vague et approximative, pour deviner que son épouse n‘est pas la seule à s’engoncer dans un délire intérieur. Chez Lebrun, la déliquescence s’exprime de manière plus subtile, plus terrassante, aussi. Noé la filme vaquer à des occupations vides de sens, chercher quoi faire de ses mains, se perdre en elle-même dans un dédale mental, redevenir une petite fille que l’on gronde, qui se tasse, penaude, ou qui va naturellement, avec une curiosité hésitante, tendre les mains vers un bouquet de fleurs. Et puis, ici et là, sa voix résonne : des petites phrases avortées, des accès de lucidité, une pensée qui fait son chemin à l’intérieur des longs blocs temporels qu’aménagent les scènes. Le film est truffé de gestes et de mots qui font ainsi affleurer les larmes, mais il serait réducteur de ne voir dans ce que fait Lebrun que l’incarnation des symptômes d’Alzheimer : ce qui frappe, surtout, c’est l’alliage prodigieux de tristesse et de douceur caractérisant son jeu, tout en modulations discrètes, qui émeuvent à des endroits imprévus. Un exemple : la longue séquence où Stéphane (Alex Lutz), le fils des deux époux, vient rendre visite à ses parents. Assis sur un lit, il s’occupe tout à la fois de sa mère, quasi mutique, et de son jeune fils, qui ne semble pas très bien comprendre la situation. Avec calme, il demande à sa mère de formuler une phrase complète, de faire l’effort mental de verbaliser ce qu’elle ressent. La voix de Lebrun, tout d’un coup, retentit alors comme elle n’a jamais retenti jusqu’ici, avec la frustration d’une vieille dame qui n’arrive plus à s’exprimer correctement. La mélancolie de son jeu se teinte subrepticement d’une colère froide qui désarme et fait ressentir la lassitude profonde d’une femme dont le cerveau l’abandonne, sans espoir possible de guérison.
L’idée n’est pas neuve dans le cinéma français : ce parallélisme entre l’enfant et le vieillard, on l’a vu chez Pialat (dans L’Enfance nue et Le Garçu), mais Vortex, au-delà de ses nombreuses qualités (les combinaisons qu’offre le principe du split screen) et de ses quelques défauts (une poignée de scories dans la dernière partie), se fait l’écrin d’un miracle, celui d’une rencontre, pleine et entière – ce qui n‘est pas si fréquent – entre un film et une actrice. Si Lebrun bouleverse comme peu d’acteurs et actrices ont déjà bouleversé, c’est peut-être justement car Noé a trouvé un moyen, par cette césure, de lui aménager une place singulière : elle est tout à la fois présente et absente, dédoublée et coupée en deux, au centre et à la marge. Le film s’achève, avant son épilogue, sur des funérailles au cours desquelles est projeté un petit montage condensant tout ce qu’est François Lebrun : celle du film d’Eustache, celle du film de Noé, une enfant, une femme, une vieille dame. Et surtout, une actrice, magnifique.