C’est un cliché vérifié pour toute forme d’art, et d’autant plus pour le cinéma, dont le rapport au monde est si fort : les œuvres les plus vraies, les plus puissantes émotionnellement sont celles qui viennent directement des tripes de l’artiste, celles pour lesquelles il donne son âme quitte à la dévoiler publiquement. Le scénariste des Désaxés, le dramaturge Arthur Miller, écrivit le film comme un cadeau d’adieu empoisonné à sa femme, Marilyn Monroe, dont il divorçait. Il voulut transmettre son sentiment d’échec et la terrible solitude qui l’accompagne, sans fioritures ni symbolismes, des émotions tellement universelles que tout ceux qui participèrent à ce chant funèbre – comédiens, réalisateur – y trouvèrent quelque chose qui leur appartenait également. Les Désaxés est l’une de ces expériences troublantes de cinéma, où les apparences font douloureusement écho à la réalité.
Reno, capitale du divorce, constitue l’autre côté du miroir de sa flamboyante voisine Las Vegas : c’est un point de non-retour, où tout s’achève, où l’on jette les alliances d’un bonheur lointain dans une rivière à moitié asséchée, où l’on se saoule dans des bars miteux avant de se jeter dans le désert ou dans l’arène du rodéo pour y trouver l’oubli d’une mort symbolique. Reno, capitale de la mort : dans les années 1960, la glorieuse épopée de l’Ouest américain est un chapitre clos. Ceux qui s’y raccrochent sont des cow-boys désabusés, témoins d’un autre temps, incapables de s’adapter aux restes piteux de leur nostalgie et de leur liberté passée. La femme de Guido (Eli Wallach) est morte ; lui vit dans le souvenir de son expérience de soldat et de meurtrier pendant la guerre. Perce (Montgomery Clift) a perdu son père ; ne parvenant pas à renouer avec sa mère, remariée, il traîne son corps endolori et son visage défiguré de rodéos en rodéos. Gay (Clark Gable), cow-boy grisonnant, homme à femmes, n’a plus de contact avec ses deux enfants et ne comprend pas le monde qui change autour de lui. Roslyn (Marilyn) arrive comme un boomerang dans leur vie : au contact de cette femme aimante et idéaliste, les traumatismes de ces hommes perdus vont se cristalliser et éclater au grand jour.
Le décor du film parle de lui-même : ambiances nocturnes, rodéos de bon marché, déserts arides et infinis, maison inachevée, silhouettes humaines sans émotion – comme ce grand-père qui traîne un jeune enfant déguisé en cow-boy de bar en bar, refusant de voir qu’il n’y est pas à sa place. Les désaxés ne savent pas où aller, ni avec qui : tout juste divorcée, Roslyn suit les premiers venus sur son chemin, n’importe où, n’importe quand, avec cette confiance aveugle de la femme seule qui cherche une famille, qui veut s’arrêter d’errer. Les errements pourtant ne sont pas finis, car Roslyn s’attache à ceux qui lui ressemblent, donne son affection caressante à ceux qui sont encore plus meurtris qu’elle, dans un élan maternel qui ne sert qu’à dissimuler sa propre solitude. Sans autre but dans la vie que de trouver une échappatoire à leur vie brisée, les désaxés tentent d’aller toujours plus loin, pour s’apercevoir qu’ils ne font que tourner en rond.
Dans le sourire fragile de Roslyn, il y a la petite lueur d’espoir du film, celle à laquelle les trois hommes s’accrochent en développant chacun à leur tour une relation particulière avec cette femme qui semble concrétiser leur rêve – pour Guido, celui de la passion amoureuse ; pour Perce, celui de la mère, et pour Gay, celui de l’épouse. Mais dans la gaieté forcée de Roslyn, il y a une peur panique de la mort, qui éclate dans cette splendide scène où elle hurle, petite chose au milieu du désert, sa haine des trois hommes partis à la recherche de chevaux pour les tuer. Elle qui a tant besoin de croire en la vie ne rencontre sur son chemin que des hommes qui l’entraînent vers la mort : c’est pourtant elle qui vaincra au bout du compte, victoire amère puisqu’elle signifie pour les hommes l’abandon de ce en quoi ils avaient toujours cru.
Au-delà du fait que les thématiques portées par Arthur Miller correspondaient parfaitement à l’univers hustonien et que l’acuité de la mise en scène se ressent de cette adéquation, Les Désaxés tire sa force du total abandon de ses interprètes. On sait que ce fut le dernier film des trois acteurs principaux : Clark Gable décéda d’une crise cardiaque avant la sortie, ayant épuisé ses dernières ressources dans les dangereuses cascades qu’il tint à effectuer lui-même ; Montgomery Clift disparut quelques années plus tard, sa vie ne tenant déjà plus qu’à un fil après l’accident de voiture qui l’avait défiguré ; Marilyn, elle, mourut dans la solitude et le désespoir en 1962. Le mythe des Désaxés tient à aussi à sa valeur de chant du cygne prémonitoire. Il y a à l’évidence une atmosphère mortifère dans le jeu fantomatique de Montgomery Clift, qui n’est plus que l’ombre de lui-même (voir ainsi la scène où il tente de faire croire que les traces de son visage ravagé ont disparu) ou dans la façon dont Clark Gable rappelle que vingt ans auparavant, il était le « roi d’Hollywood » par le biais de son personnage refusant de vieillir. En voulant exécuter lui-même la scène où le cow-boy Gay s’accroche à la corde attachée au cheval qu’il veut maîtriser, et se laisse ainsi traîner sur plusieurs mètres, Clark Gable cherchait aussi à s’accrocher à la vie, mais la lutte était aussi inégale que celle menée par son personnage.
Arthur Miller écrivit le scénario pour Marilyn. C’est elle qui est véritablement le moteur des Désaxés, le seul « axe » du film, celui autour duquel tous les personnages évoluent, le point de départ de l’action. Elle est de presque tous les plans, provoquant chaque confession, chaque retournement de situation, toujours avec l’air de ne pas y toucher, de se laisser porter par les événements. Marilyn est Roslyn – mais cela est vrai de presque tous les films de l’actrice, qui se jetait à corps perdu dans les bras de ses personnages. Roslyn est d’ailleurs la personnalité la plus ambiguë du film, tour à tour idéaliste et désespérée, forte et fragile, consciente (au point d’en jouer) du désir qu’elle provoque chez les hommes tout en cherchant à y échapper. À l’instar des personnages masculins, John Huston ne semble voir qu’elle et la filme sur tous les plans, dans toutes les positions : gros plan sur ses fesses alors qu’elle monte à cheval, contre-plongée sur ses jambes, regard énamouré sur son visage lumineux et angélique, d’une blancheur immaculée, et même clin d’œil avec les photos de la comédienne collées à l’intérieur de la commode (Guido s’obstinant à ouvrir la porte pour contempler les photos et Roslyn à la fermer en invoquant une « blague » de Gay). Marilyn/Roslyn, ivre, dansant seule, au mépris de sa robe glissant de ses épaules ; Marilyn/Roslyn hurlant dans le désert à demi-courbée ; la voix étouffée et la respiration de Marilyn/Roslyn qui s’abandonne : Les Désaxés devait être le cadeau d’adieu d’un homme à sa femme ; il devint celui d’une déesse à son public.