Au début de la saison 2 d’En thérapie, Philippe Dayan (Frédéric Pierrot) a déménagé, suite à son divorce, en banlieue parisienne. Ce changement de décor s’accompagne d’un saut temporel : après les attentats de novembre 2015 (saison 1), les consultations ont maintenant pour toile de fond le déconfinement de mai 2020. On constate pourtant – et la chose est suffisamment frappante pour être notée d’emblée – que la série procède, dans son écriture, au même travail d’effacement de l’événement que dans la saison 1 : sur la sortie de l’épidémie comme sur le vécu de celle-ci, En thérapie saison 2 ne nous apprend rien. La parole des patients glisse sur l’expérience du confinement en ne livrant que des lieux communs : aussi entend-on, dès les premiers épisodes, que la classe à distance n’a pas désavantagé tous les élèves (épisode 2), que les soignants ont été applaudis sur tous les balcons de France (épisode 3), ou encore, que les ventes de machines à pain ont explosé (épisode 4). Si tant est que le premier confinement de mars 2020 ait marqué une césure dans la vie sociale, la fiction ne l’enregistre pas : le panel des nouveaux patients de Dayan est surtout composé de cas élaborés selon des règles de représentativité sociale ayant cours dans n’importe quelle fiction française mainstream (de Plus belle la vie à Je te promets). À chacun son problème ou son petit drame : le surpoids et le harcèlement scolaire pour Robin, qui traverse un début d’adolescence difficile ; le célibat angoissant au seuil de la quarantaine pour Inès, avocate ; le cancer pour la jeune Lydia, étudiante en architecture ; le suicide d’une employée victime d’un burn out pour Alain, chef d’entreprise. Ce dernier personnage (incarné de manière très théâtrale par Jacques Weber) semble être au départ le seul du panel faisant un tant soit peu écho à l’épidémie, la mort de son employée étant décrite comme la conséquence d’une nouvelle gestion de l’entreprise imposée par le confinement (organisation du télétravail, boom des commandes à distance). Cette question, pourtant, est vite écartée au profit des traumas d’Alain, qui revit en réalité la disparition brutale de son frère à travers le suicide de son employée. De même, dans le profil de Lydia (on emploie le mot profil à dessein, puisqu’il s’agit d’une carte de visite sommaire, réduite à quelques traits schématiques notés sur un post-it : le b.a‑ba du character design, en somme), l’épidémie n’aura servi que de déclencheur au drame : c’est en allant à l’hôpital suite à des difficultés respiratoires qu’elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein (épisode 3).
Dans un cas comme dans l’autre, on voit comment fonctionne l’écriture d’En thérapie : son cadre n’est pas le social (les débuts angoissants d’une épidémie, l’expérience d’un retrait du monde inédit dans l’histoire contemporaine) mais le théâtre de la parole, d’une fixité telle qu’il impose des constantes, des invariants, aussi bien dans la conception des personnages et des séances que dans la mise en scène. Signalons à ce propos que les réalisateurs aux manettes de cette saison 2 (entre autres Emmanuel Finkiel, Arnaud Desplechin et Emmanelle Bercot), loin d’apporter à la série une plus-value auteuriste, fonctionnent plutôt comme des trompe‑l’œil : impossible de distinguer, d’un épisode à l’autre, des différences de style. La série semble au contraire promouvoir l’idée d’un cinéma dépersonnalisé, désauteurisé, entièrement assujetti à la dynamique du dialogue : le geste de mise en scène est invisible. Les vingt millions de clics enregistrés par Arte depuis le lancement de la deuxième saison ne prouvent pas autre chose : ce que l’on aime par-dessus tout dans En thérapie, c’est le confort du cadre.
Parole transparente
Son premier élément constitutif est le cabinet de Dayan. Observons que, malgré le déménagement, le salon de l’analyste a conservé la même configuration : le divan rouge est resté à sa place, les beaux livres reposent toujours sur des étagères. On entre chez le psy comme dans un décor typique de la fiction française bourgeoise : c’est ce qui distingue (au sens bourdieusien du terme) En thérapie, c’est ce qui justifie sa diffusion sur Arte plutôt que sur TF1. Autre signe distinctif : l’usage de la parole et l’obsession des signifiants, qui vire presque à la parodie, tant le dialogue est saturé de jeux lacaniens (paniquer = pas niquer ; le ressassement = l’heureux sassement). On ne pourrait y voir qu’un effet de réel, témoignant de la volonté d’imiter ce que serait une vraie cure psychanalytique, mais on peut aussi y déceler une certaine idée du cadre : En thérapie est une série où tout doit faire sens, où la parole ne peut être erratique ou bégayante (comme dans la vraie cure psychanalytique), où aucun mot ne doit être perdu. Chaque phrase prononcée à l’intérieur du cadre doit ainsi éclairer la compréhension d’un profil, au point de rendre le patient immédiatement transparent à lui-même. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette série dédiée à la psychanalyse : au lieu de chercher l’opacité cachée sous les mots, elle ne cesse de délivrer des messages explicatifs, d’élucider, de mettre à jour. Dayan lui-même en fait l’expérience (dans l’épisode 20) lorsqu’il confie à sa superviseuse (interprétée par Charlotte Gainsbourg) ses ressentiments à l’égard de son père : « Vous ne laissez pas le petit Robin crever de faim, lui dit-elle ; vous ne laissez pas Lydia crever du cancer, mais vous laissez votre père en réanimation. » Immédiatement après la consultation, Dayan monte dans un taxi pour se rendre à l’hôpital auprès de son père : au terme de cette séance de psychanalyse express, il vient donc de prendre conscience de sa position de mauvais fils. La parole de sa superviseuse n’a pas eu le temps de germer en lui – ce que la durée de la série permettait, pourtant – le cadre de l’épisode, sa progression et son besoin de clôture exigent que la question du père soit dénouée, que tous les affects négatifs lui étant associés (le ressentiment, la colère, la mauvaise conscience) soient immédiatement soldés. C’est à ce prix que le spectateur peut goûter le confort du cadre : alors que la fiction, par le contexte dans lequel elle s’inscrit, avait la possibilité de sonder les angoisses liées à l’épidémie (à commencer par celle de la mort), elle fait, sans cesse, le choix inverse, celui de raccommoder et de réconcilier.
Le rôle de Dayan, dès lors, n’est plus tout à fait celui d’un analyste : tantôt considéré comme un simple consultant (le chef d’entreprise incarné par Jacques Weber dit avoir « besoin de lui dans son équipe »), tantôt comme un psychothérapeute (pour Lydia), il devient ce que le cadre a fait de lui : il écoute à la demande, avec beaucoup de bienveillance. Ce n’est pas lui qui décide de la fin de la thérapie mais les patients, réconciliés avec eux-mêmes, transparents, sauvés. Dans l’un des derniers épisodes, Lydia, la jeune fille atteinte d’un cancer, vient lui annoncer qu’elle a pris la décision de mettre un terme aux séances : « J’ai adoré ce qu’on a fait ici, mais ce n’est pas le bon moment ; j’ai envie de sortir et de vivre, j’ai 22 ans. » Sa sortie du cadre, négociée tout en douceur, dans un registre pathétique très contrôlé, indique que la série a tiré des leçons de sa première saison. Rappelons que dans celle-ci, la départ d’Adel Chibane après les attentats de novembre 2015 marquait la limite du dispositif d’En thérapie : Chibane était sorti du cadre par révolte, pour s’engager (en Syrie) et mourir. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce personnage-fantôme fasse le pont entre les deux saisons ; son évocation offre l’avantage non négligeable de la comparaison : alors que la première saison était hantée par des thèmes politiques (le refoulé algérien et l’inconscient colonial), la saison 2 déplace la question de la culpabilité sur un terrain exclusivement psychologique. « Qu’est-ce que vous n’arrivez pas à vous pardonner ? » demande à Dayan sa superviseuse. « Qu’est-ce que vous auriez dû faire – que vous n’avez pas fait ? »
Loin de traiter cette question en profondeur, la série la ramène à une expression commode, souvent employée par la superviseuse de Dayan : « le symptôme du sauveur ». C’est l’astuce rhétorique trouvée par les scénaristes pour justifier la sensation globale de confort mou que nous inspire cette saison 2. Le mécanisme psychologique activé par le scénario est relativement simple, voire simpliste : Dayan n’ayant pas réussi à aider Chibane, il fera tout, dans cette saison 2, pour accompagner ses patients, allant jusqu’à dire à Lydia, au moment où elle lui annonce qu’elle quitte la thérapie : « Si vous avez besoin d’un lieu pour déposer des mots, vous savez que je suis là. » Voilà l’exacte définition du cadre de parole offert par la saison 2 d’En thérapie : un lieu où les mots ne font que se déposer, dans une écoute passive et machinale, faussement pénétrante, malgré l’illusion offerte par le jeu des signifiants. Dans le dernier épisode, Dayan vend sa maison de banlieue et annonce son installation dans un cabinet partagé du XVIIIe arrondissement, où le canapé rouge retrouvera certainement sa place dans une prochaine saison. Le dernier patient qu’il reçoit – un jeune psychiatre hanté par le suicide d’un adolescent qu’il accompagnait – n’est autre que son alter ego : il demande à Dayan de devenir son superviseur. Et le cadre de se reproduire ainsi à l’infini, dans un jeu de mise en abyme où la série, en somme, ne regarde déjà plus qu’elle-même.