Pourquoi les films d’Éric Toledano et Olivier Nakache sont-ils aussi flous ? On pourrait juger, à raison, que l’abondance de longues focales et d’arrière-plans interchangeables est avant tout la marque d’une esthétique télévisuelle – leur dernier gros succès en date, En thérapie, est d’ailleurs une série. Mais il y a autre chose : le flou apparaît aussi chez le duo comme la condition d’un aplanissement des frontières et des milieux sociaux que les récits s’attellent à circonscrire. Le mantra de Toledano et Nakache, c’est l’alliance des contraires. De leurs films, Intouchables est celui qui s’est appuyé le plus nettement sur cette logique élémentaire (d’où son exceptionnelle réussite commerciale ?). Depuis, les cinéastes ont encore davantage coloré leur cinéma d’une teinte sociale, mais dans une perspective toujours assez retorse : il s’agit de jouer sur les différences pour, in fine, les abolir. Du moins, en apparence. Car le « en même temps » toledano-nakachien est, comme en politique, un leurre, ou une simple couche de peinture uniformisante qui s’effrite dès qu’on la scrute de plus près. C’est exemplairement le cas de la fin du Sens de la fête, où les cuisiniers Sri-lankais retrouvaient le temps d’une soirée leur véritable métier (ils étaient, dans leur pays natal, de talentueux musiciens), pour divertir l’assistance bourgeoise d’un mariage cossu. Mais le matin venu, retour à la plonge et à la place qui leur est désormais assignée en France. Il ne faudrait tout de même pas pousser.
Il se produit une opération similaire, bien que plus confuse encore, dans Une année difficile. Le film met en scène deux membres surendettés de la classe moyenne, laissés exsangues par une série de crédits à la consommation, qui croisent le chemin d’un collectif écologiste militant. Si le laïus du groupe les laisse indifférents (qui s’intéresse au sort de la planète, quand on ne sait pas où l’on va dormir la semaine prochaine ?), la perspective de tirer profit des différentes actions (par exemple, en revendant les meubles récupérés à l’occasion d’une récolte dans un quartier bourgeois) les incite à s’infiltrer en leur sein. C’est un bon point de départ de comédie, qui charrie son lot de duplicités et de quiproquos, mais quelque chose ne prend pas tout à fait dans le scénario. D’abord, parce que Toledano et Nakache ripolinent le conflit de classes ici à l’œuvre. La militante jouée par Noémie Merlant, on le comprend, est issue d’un milieu aisé – nom à particule, grand appartement (certes dépouillé de ses richesses) dans le XVIIe arrondissement, parcours en école de commerce –, quand les prolos Albert (Pio Marmaï) et Bruno (Jonathan Cohen) sont d’une ascension plus modeste, celle de la France pavillonnaire. Ces signaux dessinent une ébauche de discours critique (il est plus facile d’être décroissant lorsqu’on jouit, au départ, d’un patrimoine) que le film n’investit toutefois pas réellement. Pour une raison assez simple : au-delà de la satire gentillette – les scènes de réunions ressemblent à un décalque ultra light de celles de Problemos –, il semble d’accord, comme aujourd’hui une large partie de l’opinion, avec le fond du constat de ces écolos insurgés. Il n’y a donc pas lieu de décocher de véritables flèches ; tout au plus, on se moquera de leurs tics de langage et de leur naïveté.
Parallèlement, une autre dynamique étonnante se met en place : Albert et Bruno finissent par s’investir de manière désintéressée dans le groupe, sans pour autant opérer la moindre conversion idéologique. C’est comme s’ils étaient simplement contents d’être là, d’avoir trouvé l’amour et une bande de copains. En somme, cet ersatz des Soulèvement de la terre devient une colo sympathique comme celle de Nos jours heureux, le film du tandem dont Une année difficile (un comble, vu l’écart séparant les titres) est peut-être le plus proche, avec les opérations coup de poing remplaçant les veillées marshmallows et les baignades à la piscine. Récit branlant, donc, qui accouche d’un épilogue raté dans les très grandes largeurs, où le flou esthétique nourrit un invraisemblable tableau utopique auquel personne, des réalisateurs aux personnages, ne semble vraiment croire. Le projet de la grande réconciliation tombe ici sur un os : il n’y a plus de modèle structurant (la colo, l’entreprise, la France comme terre d’asile dans Samba, l’association de Hors normes) au sein duquel peut advenir un dépassement des clivages. Si Une année difficile est le symptôme de quelque chose, au-delà de ce que recouvre le système Toledano-Nakache, c’est bien de l’impossibilité à imaginer aujourd’hui une société en mesure de relever les défis du réchauffement climatique.