Écrire sur En thérapie près de deux mois après la diffusion des premiers épisodes sur Arte, c’est d’abord s’interroger sur un phénomène populaire : jamais une fiction produite par la chaîne franco-allemande n’a suscité une adhésion aussi massive – au point que la critique a été obligée de s’improviser psychologue ou sociologue pour l’expliquer, reprenant à la va-vite les arguments qui ont été brandis pour essayer de saisir l’ampleur du phénomène. L’hypothèse la plus communément admise a été formulée par la psychanalyste Hélène L’Heuillet dans un numéro spécial de Libération dédié à la série : « À quoi un tel succès tient-il ? On peut émettre plusieurs hypothèses. Que le premier épisode ait lieu le 16 novembre 2015 dans le quartier du Bataclan et des « terrasses » est en soi cause d’émotion. Il était effectivement temps de revenir sur ces moments. La période de crise que nous traversons n’est pas le plus mauvais moment pour nous interroger sur l’effet produit par les attentats. » De cette hypothèse, retenons surtout l’idée que la série aurait bâti une grande partie de son succès sur « la période de crise que nous vivons », comme si nous étions devenus, par le fait des mesures de restriction liées à l’épidémie, des spectateurs-patients cherchant moins dans la fiction une catharsis liée à des faits historiques (la nuit du 13 novembre 2015) que l’expression d’une névrose collective à laquelle les séances d’analyse chez le docteur Dayan (Frédéric Pierrot) apporteraient une réponse, à défaut de véritables soins.
Vu sous cet angle, le phénomène En thérapie n’aurait donc qu’un effet antalgique ou anxiolytique. Ce serait certes réduire la série à bien peu de choses, mais le bien-être du spectateur est loin de compter pour quantité négligeable chez Olivier Nakache et Éric Toledano. Les nouveaux Crésus du cinéma français se sont en effet spécialisés depuis une dizaine d’années dans la fiction fédératrice : celle qui gomme les fractures de la société française en rééduquant les (bon) sauvages venus de la banlieue (Omar Sy dans Intouchables) ou en réconciliant, à l’occasion d’un grand repas de mariage, la néo-bourgeoise macronienne à une masse de travailleurs ubérisés simplement destinés à jouer le rôle des petites mains (Le Sens de la fête). Au regard de ce cursus qui a rendu le duo littéralement intouchable, il n’était pas possible d’attendre d’En thérapie une quelconque catharsis, au sens littéraire du terme. La catharsis est un effet propre à la tragédie, qui repose sur les ressorts de la terreur et la pitié – émotions dont le spectateur doit se purger au terme de la représentation. Jusqu’à l’épisode trente – point de rupture tardif, mais essentiel – aucun de ces ressorts émotionnels n’est activé : malgré l’épouvantable hors-champ qui lui sert de teaser (la première consultation commence le 16 novembre 2015), la série paraît étrangement confortable et apaisante, presque relaxante – comme si les séances d’analyse étaient des bulles flottant dans un autre air que celui du Paris de novembre 2015. Le dispositif de la séance contribue pour beaucoup à cette impression de confort : chez Dayan, l’ambiance est cosy, la pièce qui lui sert de cabinet est envahie de signes culturels rassurants (étagères remplies de livres, reproduction de Rothko épinglée au mur) et le hors-champ se limite à une fenêtre vers laquelle le psy jette parfois un œil pour observer le départ de ses patients. Nulle présence policière à l’extérieur, nulle trace d’état d’urgence : juste une rue du XIe arrondissement de Paris comme une autre. Les deux premiers épisodes montrent pourtant des patients troublés par les attentats : Ariane (Mélanie Thierry), chirurgienne, a accueilli des blessés dans son bloc opératoire et Chibane (Reda Kateb), flic de la BRI, a participé à la « libération » du Bataclan. Tous deux expriment ce qu’on a déjà largement entendu après les attentats : pour ce qui est du témoignage historique, on préférera revoir sur Netflix le documentaire Fluctuat nec mergitur, d’autant que le trouble des deux patients-témoins se dilue vite dans leur histoire plus globale de sujets en analyse – et dans une fiction qui crée par ailleurs les conditions de leur rapprochement (ils deviendront amants). En somme, c’est peut-être Dayan qui est le plus affecté par ce qu’il appelle lui-même « ce foutu 13 novembre » : dans l’épisode vingt-cinq, il confie à Esther (Carole Bouquet), sa contrôleuse, que « depuis le 13 novembre, nous vivons tous plus ou moins dans un imaginaire de la guerre. Tout s’est mis à grincer. Tout ce qui était distinct et différent est devenu conflictuel. Nous avons mis la guerre partout. »
Bienvenue chez moi
Tout s’est mis à grincer sauf la série, qui semble très bien huilée, de plus en plus fluide dans sa façon d’enchaîner séances et récits de patients, trouvant son rythme de croisière jusqu’à cet épisode vingt-cinq où elle rend explicite son projet : non pas mettre la guerre partout, mais la transposer entre les quatre murs du cabinet de Dayan, l’installer dans le confort d’un monde bourgeois et livresque – là où tout, même les attentats, paraîtra assourdi et feutré. Il est très frappant de constater que Léonora (Clémence Poésy) et Damien (Pio Marmaï), dans leur thérapie de couple entamée bien avant le 13 novembre, n’évoquent jamais les attentats. Comme s’il n’y avait pas pour eux d’avant et d’après, comme si le monde pouvait se limiter à leurs problèmes de couple, traités sur un registre parfois comique où l’on reconnaît la patte de Nakache/Toledano. Pour ces patients, comme pour Camille, adolescente qui consulte à Dayan suite à un accident pour une expertise psychologique, il n’y a pas eu de césure. Pas plus d’ailleurs que pour Ariane, qui enterre vite son témoignage du premier épisode pour reprendre l’analyse là où elle l’avait laissée et régler, au fil des séances, son conflit avec la figure paternelle. Voilà comment En thérapie réussit à psychologiser la guerre : celle-ci s’infiltre en effet partout pour peu que l’on considère qu’avoir un conflit avec son père, sa mère ou son conjoint équivaut à être en guerre.
Chibane est le seul personnage qui échappe à cette psychologisation et ce n’est pas un hasard s’il est à la fois flic (presque une caricature de flic de série, avec son blouson en cuir) et Arabe. Voilà un personnage qui fait exception dans la sociologie de la psychanalyse, ce qu’il ne cesse d’ailleurs de souligner : le monde de Dayan n’est pas le sien et il n’a pas de temps à perdre sur un divan. Dès l’épisode deux, il lance au psy : « Vous avez sorti votre tête par la fenêtre ces derniers jours, vous savez un peu ce qui se passe ? » La série répondra à la place de Dayan : jusqu’à l’épisode trente, celui-ci ne sort de son cabinet que pour se rendre dans un autre cabinet où il est entendu, à son tour, par sa contrôleuse. Les bruits de portes d’appartement qu’on ouvre ou qu’on ferme servent d’ailleurs d’embrayeurs à chaque épisode, comme si la série ne cessait de dire : bienvenue chez moi. On ne peut mieux décrire le processus de vases communicants sur lequel repose — au-delà d’En thérapie — la fiction française bourgeoise, dont Doubles vies d’Oliver Assayas a récemment établi, non sans une certaine ironie, le paradigme. Nous remarquions à propos de ce film que les bourgeois d’Assayas, contrairement à ceux de Chabrol par exemple, n’étaient plus ancrés dans un territoire français identifiable, mais avaient au contraire une existence fluide, volatile, entièrement soumise aux codes du présent, notamment à la technologie. Les patients du docteur Dayan ne sont pas loin de leur ressembler – à l’exception notable de Chibane.
France vs Algérie
Si une partie de la critique a pu émettre des réserves sur la prestation de Reda Kateb, c’est sans doute parce que son énergie, sa voix, son phrasé détonnent franchement dans le cadre de l’appartement du psy. L’écoute de la série au casque fait encore mieux percevoir cette différence : là où tous les acteurs se mettent au diapason, réglant leur tonalité vocale sur celle de Frédéric Pierrot (voix posée, apaisante, presque murmurante par moments), Kateb cogne, agresse, déstabilise, amenant clairement dans la série l’idée d’un conflit à la fois social (on l’a déjà dit : le flic et le psy n’appartiennent pas au même monde) et politique (l’Algérie refoulée qui refait surface). C’est donc par le biais de Chibane que la série, enfin, se politise – mais jusqu’à quel point ?
Chibane est le seul véritable héros de la série – au sens où c’est le seul personnage qui accepte, à un moment donné (dans l’épisode vingt-sept, pour être précis), de s’extraire du cadre bourgeois de la séance hebdomadaire pour agir. Le charnier du Bataclan en cache pour lui un autre : celui d’un petit village algérien où une partie de sa famille a été massacrée à l’époque des années de braise, entre 1991 et 2002. Le récit de son rêve est particulièrement éloquent, peut-être même trop : dans un bar à hôtesses, il se retrouve devant une femme dont il ne voit pas le visage – et ce rêve vire soudain au cauchemar quand l’un de ses collègues, habillé comme s’il était en mission, le regarde comme un imposteur. « C’était moi l’ennemi » , dit-il lucidement. On ne peut mieux entendre à travers ce récit que la guerre est partout. Et c’est précisément parce que Chibane – prisonnier d’un rôle désormais intenable : celui du flic français et de l’ennemi de la nation – a bien compris le sens de ce rêve qu’il faut le sortir de la fiction, lui régler littéralement son compte en le faisant mourir en Syrie. Lorsque le patient s’apprête à pratiquer, selon les mots de Dayan, la politique de la terre brûlée, c’est-à-dire lorsque les scénaristes deviennent conscients des préjudices irréversibles qu’il peut faire subir à la fiction, de la menace qu’il représente pour son confort, Chibane disparaît dans un hors-champ lointain dont il ne sera plus jamais question ensuite – sauf pour annoncer qu’il est mort héroïquement lors d’une mission.
L’épisode des funérailles – le trentième : de loin le plus fort de toute la série – marque pourtant une véritable césure. C’est la première fois que Dayan n’est plus dans le confort de son appartement ou dans le cabinet de sa contrôleuse. C’est aussi le seul moment de la série où Nakache et Toledano posent la question de la communauté. Ce qui aurait dû être en réalité le seul sujet d’En thérapie (comment le traumatisme du 13 novembre nous a‑t-il redéfinis en tant que Français ?) est traité en une vingtaine de minutes : ce trentième épisode est, symptomatiquement, l’un des plus courts. Comme s’il ne fallait pas s’étendre sur le cas de Chibane, d’ailleurs enterré en bon Français au moment où ses anciens collègues de la BRI chantent pour lui rendre hommage La Mauvaise réputation de Brassens. C’est à la fois magnifique et décevant. Magnifique parce que pour la première et unique fois dans cette série au long cours, Nakache et Toledano dressent le portrait d’une communauté meurtrie (on éprouve une immense compassion devant cet éloge funèbre maladroitement improvisé). Décevant car le geste héroïque de Chibane est ensuite rattrapé par le discours psychologisant de Dayan, qui explique, dès l’épisode trente-deux, que son patient « a tenté courageusement de fuir le désir de mort hérité de son histoire familiale et de la culpabilité de son père ».
Dayan a beau, pour finir, être « en colère contre Freud et Lacan » et contre tous les psys qui « théorisent le détachement des affaires de ce monde », ce procès de la psychanalyse, tardif et étonnant au regard du confort avec lequel la fiction s’est nichée dans le dispositif de la séance, ne donne aucun relief supplémentaire à l’acte de Chibane, et ne permet pas de comprendre la sécession qu’il a marquée à l’intérieur la série. Dans l’épisode final, Dayan avoue à sa contrôleuse qu’il incarne le malaise dans la civilisation théorisé il y a presque un siècle par Freud. La série nous a pourtant montré le contraire : même si Dayan a des difficultés de couple, même s’il est angoissé à l’idée de vieillir, même si son désir pour une de ses patientes est traversé par une profonde anxiété, il retrouve, dans l’épisode final, les rues de son quartier, où la foule est attablée aux terrasses des cafés, comme avant le 13 novembre. Les garçons font du skate, les jolies filles traversent la rue : tout va bien.