Comment expliquer le succès public des films d’Olivier Nakache et d’Éric Toledano ? On pourrait de prime abord l’imputer à la manière dont ils font lien, avec des récits rassembleurs et réconciliateurs, où pauvres et bourgeois dansent et dépassent leurs différences. Cette dimension consensuelle, bien présente, se fait toutefois au terme d’un processus un peu plus singulier qu’il n’y paraît : au-delà du tressage entre comédie et sujets sociaux, le cinéma de Nakache et Toledano confronte des acteurs aux profils distincts qui vont, c’est la trajectoire de chaque film (en témoigne la scène finale du Sens de la fête avec Vincent Macaigne et Alban Ivanov), combiner leurs talents réciproques. Le statut dont jouit aujourd’hui le duo tient peut-être en fin de compte à cette compréhension que les acteurs sont le nerf de guerre du cinéma populaire, qu’ils doivent être à la fois le cœur et le « problème » autour duquel se construisent les films.
Vincent Cassel, 2019
Dans Hors Normes, qui dépeint le quotidien d’une association s’occupant de jeunes autistes que le système hospitalier n’arrive pas à prendre en charge, l’enjeu principal réside ainsi dans la rencontre entre Vincent Cassel et des acteurs autistes. Sans épouser la radicalité de Camille Claudel, 1915, où Bruno Dumont « jetait » dans le plan des comédiens handicapés pour dérègler le jeu de la seule actrice professionnelle, Juliette Binoche, le film a le mérite de tirer de ce dispositif un véritable moteur pour son acteur : l’impétuosité et la ruse de Cassel se parent d’une douceur inédite lorsque son personnage, Bruno, doit baisser la voix, s’immobiliser quelques instants, prendre le temps et la mesure d’un geste affectueux d’un de ses protégés. Ce n’est pas tout à fait à balayer d’un revers de la main, et il serait un brin fallacieux de considérer que les acteurs autistes ne sont que là que pour mettre en valeur les deux « stars », Cassel et Reda Kateb, tant leurs jeux consistent à se fondre dans un collectif et la dynamique des différentes situations.
Il n’en demeure pas moins que le film bute sur une contradiction qui le limite, au-delà de son dénouement sirupeux et de ses velléités hagiographiques. Si les corps sont « hors normes », le film ne cesse de les contraindre, à l’image de la scène d’ouverture où l’une des autistes fonce tête baissée dans les rues avoisinant les Halles, tandis que les différents éducateurs tentent de la rattraper. Le film ne se positionnera de fait jamais véritablement du côté des autistes : Bruno regarde Joseph partir à son travail sans montrer ce dernier en plein labeur (sauf au cours d’une courte scène nécessaire à la dramaturgie : il s’agit de celle qui explique pourquoi son employeur mettra fin à sa période d’essai), tandis que plus loin la fuite d’un jeune autiste, Valentin, n’est filmée que depuis la perspective de l’éducateur qui l’a laissé s’enfuir. Il existe toutefois un contrechamp à ces scènes, mais il laisse pantois de maladresse : à quelques reprises, la caméra épouse le point de vue de Valentin, en figurant l’autisme comme une perception floue et flottante du monde. Il existait pourtant une autre manière de dépeindre la singularité de ces personnages, sans tomber dans une imagerie proche de celle de la défonce : laisser les corps bouger, sortir du cadre, les voir s’animer sans être soumis au regard, certes bienveillant, de ceux qui les accompagnent. Un gag résume en cela ce qui pèche dans Hors Normes : à chaque fois qu’il sort de la camionnette de Bruno, Joseph court de manière burlesque et absurde vers l’atelier où il travaille. Le comique de la scène repose toutefois moins sur l’incongruité du mouvement que sur sa chute répétée : un contrechamp sur Bruno qui, plus pour lui-même que pour Joseph, lâche un vif « Ne cours pas ! ».