Pour situer la place qu’occupe Sophie Letourneur (cinéaste rare dont Énorme n’est que le quatrième long-métrage) dans le paysage cinématographique hexagonal, il faut imaginer une version grunge de Valérie Donzelli. Si cette dernière a tiré de sa grossesse un mélo maniéré, Letourneur en livre une version beaucoup plus triviale, quasi-ogresque, dans la lignée de ses précédents films. L’argument d’Énorme tient en quelques mots : Frédéric (Jonathan Cohen), un mari envahissant, régente la vie de sa femme Claire (Marina Foïs), une pianiste virtuose mais réservée, et décide un jour de lui faire un enfant en remplaçant ses pilules contraceptives par des sucrettes. Aussi le film prend-il dans sa première heure la forme d’une comédie conjugale dont le comique repose avant tout sur le rapport de force genré entre les deux personnages. S’il atteint une certaine justesse dans le portrait de ce couple loufoque, dont la différence de tempérament est rendue à l’image par leur isolement constant dans le plan, toujours scindé en deux par une ligne, il verse dans une certaine monotonie lorsque vient graviter autour des deux figures centrales un ensemble de personnages hauts en couleur (la mère de Frédéric, un voisin chaman, etc.).
Deux ronds dans un carré
Le film s’avère autrement plus réussi lorsqu’il passe de la description de la domination masculine, dissimulée derrière les traits de la bonhomie, au portrait d’un couple habité par une même monstruosité, qui s’affirme à mesure qu’approche la date de l’accouchement. Dès lors que le ventre de Claire gonfle à outrance et de façon inexplicable lors de son neuvième mois de grossesse, son mari prend lui aussi du poids, par mimétisme, et adopte aux yeux de leur entourage et des autres parents tous les comportements caractéristiques d’une femme enceinte. Cette symétrie nouvellement acquise au sein du couple se matérialise à l’écran par la substitution du motif du cercle à celui de la ligne – d’autant plus voyante que le film adopte un format carré –, s’imprimant à même la morphologie des acteurs ou à l’image par des ouvertures et des fermetures à l’iris. Leur grossesse difforme les réunit enfin dans le même cadre pour les confronter cette fois au personnel médical qui occupe naturellement une place importante dans la vie des futurs parents.
Les contractions du réel
Letourneur fait le choix d’intégrer dans le dernier tiers du film de véritables professionnels de santé, ce qui donne au film une forme hybride, entre fiction et documentaire : Claire et Frédéric ne sont jamais aussi drôles que lorsque leur bizarrerie se heurte au flegme des aides-soignantes, gynécologues et autres spécialistes. Cette stratégie de montage opère des micro-ruptures de ton au sein même du champ-contrechamp et trouve son acmé dans la très attendue scène d’accouchement. Le champ enregistre une naissance simulée du côté de Marina Foïs et Jonathan Cohen quand le contrechamp figure la véritable mise au monde d’un nourrisson par une sage-femme. La fiction se plie alors naturellement au tempo de l’événement filmé : si Jonathan Cohen sort un téléphone de sa poche, c’est parce que le père du vrai nouveau-né l’avait fait lors de l’accouchement qui précède le tournage. On peut néanmoins regretter qu’une scène aussi saisissante, de loin la meilleure du film, ne constitue pas le mètre étalon d’Énorme, qui ne met que trop rarement ce dispositif au centre de sa mise en scène comique, au profit de situations fantaisistes moins convaincantes.