Parce que son cinéma se conjugue, en partie, à la première personne, les figures de Sophie Letourneur semblent vieillir avec elle. Les bandes de filles turbulentes ont progressivement été remplacées par des couples avec enfants, ou sur le point d’en avoir. Après la grossesse chaotique d’Énorme, où documentaire et fiction s’entrechoquaient, la cinéaste revient à une forme plus proche de ses débuts, sorte de version quadragénaire des Coquillettes (tourné durant le festival de Locarno) – par ailleurs le seul autre de ses long-métrages dans lequel elle joue, comme si l’étranger était le lieu de l’autofiction par excellence. Voyages en Italie s’ouvre sur Sophie (Sophie Letourneur) et Jean-Fi (Philippe Katerine), debout dans un bus parisien, qui réfléchissent à prendre des vacances. Le film s’attèlera à retranscrire l’intégralité du processus touristique, de la planification du trajet à la visite des lieux recommandés par le Guide du Routard, en passant par l’application régulière de crème solaire. Les différents épisodes du séjour y sont représentés avec un prosaïsme extrême (récupérer une voiture de location, choisir la bonne taille de casque avant de faire du scooter, etc.) et une puérilité assumée : la lecture de l’inscription « bibite » – boissons en italien – est par exemple suivie d’un fou rire éclatant hors champ. En dépouillant le voyage de son charme pittoresque, comme elle dépouille les corps de leur portée érotique (la nudité est, elle aussi, totalement banalisée), la réalisatrice cherche autant à rire du décalage avec l’imaginaire romantique des virées siciliennes en amoureux qu’à mettre en scène la beauté modeste de l’ordinaire.
Cet enchaînement de vignettes à l’ordre plus ou moins arbitraire – seules les différentes étapes du séjour tissent un semblant de fil rouge – sert avant tout à rendre compte d’un maximum d’observations sur l’aspect dérisoire de ces vacances en couple. La bizarrerie que peut charrier le banal est ainsi déclinée sous des formes diverses : des éléments incongrus (une barquette de poulet périmé), des détails importuns perdus dans le cadre (l’étiquette d’un soutien-gorge qui dépasse durant un rapport sexuel), des bruits de fond (les cris d’un enfant qu’on n’apercevra jamais) ou la répétition absurde de gestes (des lunettes de soleil, enlevées puis remises). En jouant sur ces petits riens aussi communs que grotesques, le voyage est rapidement ramené à une simple extension du quotidien. Seule la voix du fils de Sophie et Jean-Fi qui résonne dans le couloir de leur appartement différencie leur chambre de celle des hôtels italiens dans lesquels ils résident. Par un jeu de montage, des ébats sont directement suivis de l’éruption du Stromboli, l’intime rencontrant le spectaculaire, et l’ordinaire l’extraordinaire. Il n’est pas question pour Letourneur d’aller rallumer une flamme sur le point de s’éteindre, mais de capter celle qui brûle toujours, aussi infime soit-elle. L’amour se situe alors dans ces minuscules habitudes partagées qui existent malgré les années, ou plutôt grâce à elles. Cette façon d’embrasser le ridicule touche, plus encore qu’elle amuse, par ce qu’elle raconte des personnages, qui ne s’étonnent jamais de rien, ne remarquent pas – ou font semblant de ne pas remarquer – ce que ces vacances ont de piteux. C’est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans Voyages en Italie : ces amoureux se connaissent depuis trop longtemps pour se décevoir. Leurs différends ne sont dès lors jamais envisagés comme des problèmes à surmonter, mais comme de simples défaillances passagères, indissociables de leur complicité.
Dans son dernier tiers, le film finit cependant par s’essouffler lorsque Sophie et Jean-Fi se mettent à commenter leurs souvenirs. Couchés dans leur lit, à moitié nus et s’interrompant sans cesse pour des futilités, ils retracent la fin de leur parcours à travers un enregistrement qui servira de base au scénario d’un film à venir – celui que le spectateur regarde. Ce procédé, qui étend la démystification jusqu’à la création artistique elle-même, amène aussi la mise en scène à tourner en rond. À force de jouer la même note malgré le changement de contexte (du direct des vacances à leur récit après coup) c’est le talent de restitution de la cinéaste lui-même qui devient routinier. À quelques exceptions près, comme lorsque l’éruption du volcan est accompagnée d’un élargissement progressif du cadre qui révèle la ville dormant à ses pieds, Letourneur fait preuve d’une certaine nonchalance. Contrairement à Énorme, où la rencontre entre documentaire et fiction venait perturber les champ-contrechamps, les déviations du programme initial sont ici relativement timides. Cette façon d’appuyer toujours au même endroit n’est par ailleurs pas sans grossièreté : plus tôt, deux dézooms partaient d’une piscine, puis d’un ferry, pour dévoiler respectivement un temple romain et une chaine montagneuse. En cherchant de nouveau à relier l’ordinaire et l’extraordinaire, ces plans ménagent aussi un trait d’ironie convenu contre l’industrie touristique. Trop surlignés, ces effets sont à contre-courant des meilleurs passages de Voyages en Italie, qui brillent justement par l’impression de hasard candide qui s’en dégage : l’insert sur le doseur à spaghetti n’a, par exemple, pas besoin d’être mis en relation avec quoi que ce soit pour dévoiler son insignifiante étrangeté. Ces assemblages maladroits font penser au jeu de mots d’un des amis du couple qui, une fois de retour à Paris, parle de « madeleine de prout » en référence à l’odeur de flatulence du Stromboli. L’acuité nostalgique est en effet indissociable d’une certaine forme d’immaturité comique, où le goût du trivial court toujours le risque de tomber dans la platitude.