Après presque dix ans de silence, Gaspar Noé revient avec un de ses films traumatiques dont lui seul a le secret, et décrit comme « un maelström hallucinatoire où passé, présent et futur se mélangent ». Ou la manière de recycler ses vieilles recettes à travers un film purement formaliste et sensitif, dont les effets de manche cherchent à masquer une grande vacuité au niveau du récit.
Présenté l’année dernière à Cannes en sélection officielle dans une version de travail aux effets spéciaux inachevés, Enter the Void n’avait suscité qu’une indifférence polie. Il est pourtant difficile d’imaginer au vu du montage final (qui dure tout de même 2h40) que le calvaire subi par les spectateurs de la Croisette ait pu passer à ce point inaperçu. En effet, la vision du film est une expérience désagréable, éprouvante, et qui laisse en sortant la même impression qu’une méchante gueule de bois. Il faut reconnaître à Gaspar Noé une certaine science dans la manipulation du spectateur, cherchant toujours à l’amener là où il ne veut pas, là où cela fait mal. Enter the Void est esthétiquement unique (l’intégralité des plans ont été retravaillés en post-production), avec un travail colossal sur l’accentuation de couleurs psychédéliques et le mélange des lumières nocturnes de Tokyo. Le travail du son n’est pas en reste, avec un impressionnant déploiement de fréquences diverses, du bourdonnement à la stridence la plus déplaisante. Mais la promesse d’une expérience des sens (le film ne cherche ni plus ni moins qu’à nous faire percevoir le passage de vie à trépas) est vite rattrapée par des procédés de mise en scène tapageurs, et qui laissent une trop grande place à une artillerie d’effets spéciaux dont le réalisateur est le seul démiurge. Revue d’effectif.
Oscar (Nathaniel Brown) et sa sœur Linda (Paz De La Huerta) vivent à Tokyo. Oscar est dealer, Linda est strip-teaseuse dans une boîte de nuit. Un soir, lors d’un deal qui tourne mal, Oscar est abattu par la police dans les toilettes d’un bar appelé le « Void ». Alors qu’il agonise, son esprit se détache de son enveloppe charnelle et vogue au-dessus de la ville, refusant de quitter le monde des vivants. Le film est ensuite segmenté en trois grandes étapes : Oscar observera d’abord les conséquences immédiates de son décès sur ses proches, puis il revivra des bribes de son existence, pour enfin aboutir à la réincarnation. La première partie du film, où Oscar est vivant, est vue entièrement en temps réel et en caméra subjective, et l’on entend les pensées du héros en voix off. Gaspar Noé pousse le vice jusqu’à simuler les clignements d’œil du héros par de brefs assombrissements de l’écran, attention coquette portée à un détail qui n’amène rien en termes de mise en scène. Et ce besoin de nous plonger dans le corps d’Oscar trouve vite sa justification dans une nécessité de démonstration de virtuosité technique, avec en point d’orgue une longue scène de défonce. Pendant plus de cinq minutes défilent à l’écran des formes serpentines censées représenter un délire hallucinatoire, qui rappellent étrangement les visions chamaniques de Blueberry de Jan Kounen. Pur artifice, qui vient combler le vide laissé par une scène d’introduction faiblarde où Oscar et sa sœur se prennent vaguement la tête parce qu’être dealer, ce n’est pas bien, mais bon, strip-teaseuse, ce n’est pas terrible non plus. Là où le choix de la vision subjective devrait être un parti pris fort de mise en scène qui amènerait à remettre en question la perception du réel, Noé choisit béatement la voie du « trip sensoriel ». Et alors, me direz-vous, pourquoi pas ? Le nerf du problème se situe là : une idée de mise en scène, aussi puissante soit-elle, ne suffit pas à faire un film.
Quels sont donc les éléments narratifs mis en place en ce début de film ? À vrai dire pas grand-chose, car tout fonctionne comme un effet d’annonce plat, à prendre au pied de la lettre. Par exemple, la prise de drogue avise le spectateur sur la perception altérée du réel qu’Oscar retrouvera dans la mort, en établissant un parallèle assez candide entre les deux (en gros, la mort comme ultime défonce). Ou encore, un dialogue balourd et creux avec un ami à propos de la mort dans la philosophie tibétaine, où l’on explique en gros ce qui va se passer pendant les deux tiers suivant du film (les trois étapes menant à la réincarnation). L’ensemble de l’œuvre est tellement décousu que Gaspar Noé se sent obligé de nous en livrer le mode d’emploi pour ne pas perdre de spectateurs en route. Cette première partie est donc assez bavarde, et ne servira finalement qu’à justifier le retour dans le passé d’Oscar, afin de pouvoir expliciter comment les deux personnages en sont arrivés à ce point de leur existence. On sent dès lors que la première demi-heure du film n’est qu’un passage obligé où il faut bien planter le décor avant de passer au plat de résistance.
Force est de constater que par la suite, cela ne s’arrange pas. Une fois sorti du corps agonisant d’Oscar, la caméra va s’élever en un point de vue omniscient qui pourra tout voir, avec l’occasion pour Gaspar Noé de nous montrer ce qu’il veut, et de se rêver en Deus ex Machina qui pourra martyriser ses personnages et les spectateurs. C’est le moins que l’on puisse dire : une grande pulsion sadique habite le cinéma de Gaspar Noé, qui ne fait preuve d’aucune empathie face au calvaire vécu par ses personnages. On assistera donc à un avortement, un accident de voiture vu du côté passager et un coït vu de l’intérieur. Le film devient alors un empilage de scènes où l’on observe d’un point de vue distancié la souffrance humaine, sans avoir jamais le sentiment d’être avec les personnages. Cela frise parfois le ridicule (la scène de réincarnation), d’autant plus que Gaspar Noé fait finalement preuve de très peu d’inventivité. Il recycle à outrance deux idées de mise en images tape-à‑l’œil, et qu’il entend mener jusqu’au terme du film : une caméra qui tournoie au-dessus des personnages et des successions d’écrans de couleurs aux effets stroboscopiques comme transitions entre les séquences (deux procédés déjà vus dans Irréversible). Et lorsque la scène demande un semblant d’humanité et de calme, comme lorsqu’Oscar revoit des moments heureux vécus avec sa sœur, Noé noie le tout dans une imagerie naïve, à base de champs et de couchers de soleil, sur fond de Suite Orchestrale n°3 de Bach. La relation entre les deux êtres est d’ailleurs assez caricaturale, avec d’incessants rappels à la séparation qu’ils ont vécue étant enfants, et à la promesse qu’ils se sont faite de ne jamais se quitter (raison qui oblige Oscar à rester dans le monde des vivants).
L’art et la manière dont fait preuve Gaspar Noé sont finalement ceux de l’esbroufe. Beaucoup de scènes ne se justifient que par l’envie de faire de la forme, et remplir le film de séquences marquantes (exemple : l’esprit d’Oscar rentre dans la tête de Linda pour y voir un songe où elle rêve qu’il n’est pas mort). La virtuosité affichée du plan-séquence, le systématisme de la mise en scène, le travail oppressant du son peinent à masquer l’évidence : l’inaptitude à conduire un récit sans en alambiquer la structure, l’incapacité de construire une scène sans en diluer les enjeux dans d’incompréhensibles mouvements de caméra et l’incompétence à faire vivre des personnages sans les projeter dans des situations malsaines. Le spectateur est ainsi soumis à une série de chocs visuels, auditifs et moraux qui cherchent à le détourner de l’indigence et la paresse du scénario. Une scène emblématique : Oscar et Linda sont sur un wagon de montagnes russes, et le spectateur les suit de dos, lui aussi embarqué dans l’attraction, nauséeux, mais dans l’impossibilité d’en descendre. À ce moment-là, Enter the Void, film-dispositif, prend tout son sens.