Les dernières nouvelles de Marco Bellocchio ne nous rassurent pas beaucoup. Il nous est encore difficile de partager la bienveillance générale pour l’amère blague qu’il a livrée en guise de film l’année dernière, le déconcertant (pour dire le moins) Sangue del Mio Sangue. Sa démarche d’auteur, qui jusqu’ici faisait de lui une des valeurs sûres du cinéma italien actuel pour le cinéphile, posait soudain un sérieux problème, à se déployer pour faire mine d’habiter une coquille de subversion gâteuse et de modernisme déraillé — une coquille vide et poussiéreuse, en somme. Son dernier film Fais de beaux rêves, adaptation d’une autobiographie best-seller en Italie, ne se compromet pas de façon aussi embarrassante que son prédécesseur ; il atteint même à quelques reprises une certaine force. Néanmoins demeure, au moins par épisodes, ce cruel problème, celui de l’adéquation d’une posture d’auteur avec une matière filmique appelant un désir de la filmer en la regardant sincèrement et sans narcissisme excessif.
Bellocchio signe Belphégor
La matière est ici la difficulté de dépasser un deuil d’enfance. Une nuit, la mère de Massimo, 9 ans, disparaît. À son réveil, alors que la maison s’agite, le garçon ne rencontre que des portes qui claquent ; les circonstances de la mort lui seront occultées, même si le spectateur a droit à des pistes sérieuses. Ici s’achève la partie la plus élégante du film, sur le lien coupé entre fils et mère ; c’est ensuite que l’affaire se gâte. L’enfant refuse cette mort, envoie paître le prêtre qui tente de lui expliquer que maman est « au Ciel », s’invente le secours d’un ami imaginaire en la personne de Belphégor, la figure maléfique de la célèbre série télé que sa mère et lui suivaient assidûment, qu’il invoque à chaque grosse bêtise qu’il commet pour exprimer son ressentiment face au monde. Théoriquement intrigante pour sa tentation du fantastique et de la folie, toute cette partie peine pourtant à être autre chose qu’une nouvelle démonstration froide et dépassionnée des marottes de Bellocchio. Les petites piques envers la religion et les traditions, le surgissement d’autres régimes d’images, même le mystère de la figure maternelle, tous ces petits caractères reconstituent la signature familière de l’auteur. Mais si élégamment emballés qu’ils soient par le filmage, leur action s’avère limitée à un balisage rappelant qui est aux manettes du récit ; ils échouent à créer un sujet consistant, à projeter un parti-pris de cinéaste sur ce qui est raconté. Le plus fragrant symptôme du manque d’incarnation de cette partie est sans doute la raideur du jeu de l’acteur enfant Nicolò Cabras, dirigé exclusivement comme le porte-parole d’une révolte à exprimer avec un ton adulte, qui paraît moins la sienne que celle écrite pour lui par l’auteur, au détriment de sa crédibilité de personnage. Bellocchio fait du Bellocchio, tandis que Massimo se débat pour être Massimo.
Mûrir pour exister
C’est le déroulé du scénario qui permet au film d’éviter le pire (soit le destin de Sangue del Mio Sangue), tout en ne le sortant pas tout à fait de l’ornière où il s’est enfoncé. Massimo grandit, devient adolescent, puis homme, puis journaliste à La Stampa. Il a enfoui son traumatisme d’enfance, et les petits effets de Bellocchio avec — encore qu’ils ressurgissent de temps à autre, avec ces personnages féminins comme substituts maternels à l’étrangeté un peu surfaite, voire quelques sporadiques retours de Belphégor. Mais il vit une vie comme à côté de la vie, où le manque, la meurtrissure, se fait sentir dans son rapport au monde. À cet égard, la scène la plus provocante reste celle où, dépêché au milieu du siège de Sarajevo, il regarde impuissant son collègue réarranger une scène de meurtre pour avoir une belle photo — un enfant jouant auprès du cadavre de sa mère… Mais plus encore, l’esprit iconoclaste du cinéaste fait vraiment mouche à l’approche de la dernière partie, paradoxalement alors que l’émotion est en train de reprendre ses droits : à l’occasion d’une réponse au courrier d’un lecteur du journal, Massimo confie publiquement son deuil non accompli, avec une telle emphase (pas loin du pathos, voire de l’indécence) qu’on ne sait trop s’il faut lâcher le torrent de larmes, le plaindre à distance ou se moquer (le public même dans le film est partagé). Comme si, ironiquement, crever son abcès intime le plaçait toujours « à côté » (d’une certaine norme cette fois)… C’est ce genre de moment qu’on a longtemps guetté en vain devant ce film, où l’étrangeté cultivée par un cinéaste qui en a fait sa signature prend véritablement prise sur quelque chose. Le fait qu’on l’ait attendu aussi longtemps ne nous rassure, comme on l’a dit, pas beaucoup.