Si la première série de Marco Bellocchio s’inscrit dans un cycle de films consacré aux heures les plus sombres de l’histoire italienne récente (Vincere, Le Traître), elle dialogue surtout avec Buongiorno, notte, dont elle partage le sujet : l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges, le 9 mai 1978, après une séquestration de 55 jours – drame souvent considéré comme « le traumatisme national majeur de la Première République italienne » (1947 – 1992). Avant son enlèvement par l’organisation terroriste, Aldo Moro incarnait une promesse d’espoir. Le « compromis historique », dont il était le principal artisan, visait à réunir les deux principales forces politiques de l’Italie d’après-guerre : la Démocratie chrétienne (DC) et le Parti communiste italien (PCI). C’était sans compter sur les Brigades rouges, qui ne virent dans cette alliance qu’une compromission avec les sociaux-traîtres. Mais au-delà de cette racine commune, le film de 2003 et la série ont toutefois peu en commun. Tandis que Buongiorno, notte imaginait, dans l’appartement où Moro fut séquestré, un drame psychologique centré sur les regrets de l’une des brigadistes, Esterno Notte se présente davantage comme une fresque.
Pour embrasser l’ampleur de l’événement, Esterno Notte adopte une construction ambitieuse, qui épouse la chronologie de l’enlèvement et de la séquestration de Moro, afin de rendre palpable le climat irrespirable dans lequel l’Italie a vécu pendant 55 jours, tout en adoptant pour chaque épisode le point de vue de l’une des personnes concernées par l’affaire. Soit, respectivement : Aldo Moro lui-même pour le premier épisode, qui se concentre sur les quelques jours précédant son enlèvement ; le ministre de l’Intérieur, Francesco Cossiga, et la DC ; le pape Paul VI et le Vatican ; Adriana Feranda et d’autres membres des Brigades rouges ayant organisé l’enlèvement ; et enfin Eleonora, l’épouse d’Aldo, et la famille Moro. Seul le sixième et dernier épisode rompt avec cette structure fragmentaire, adoptant un point de vue plus omniscient. Par la pluralité des perspectives adoptées, Bellocchio dresse un portrait nuancé d’Aldo Moro. Celle de Cossiga, son ancien disciple, le fait par exemple apparaître comme un homme politique de grande stature, là où celle de sa femme révèle les manquements de l’homme en privé (notamment dans la scène du confessionnal ouvrant l’épisode 5). Probablement par souci de se tenir au plus près des faits, le style de Bellocchio n’avait jamais été aussi épuré qu’ici. Son attrait pour les archives télévisuelles, mêlées abruptement à des reconstitutions fictionnelles, s’exhibe avec davantage de parcimonie. La palette de couleurs réduite et les clairs-obscurs distillés par Francesco di Giacomo imprègnent l’époque d’une atmosphère grave et crépusculaire, qui se teinte parfois de décalages ironiques à l’aide de la musique. En témoignent l’utilisation de « ¿ Porqué te vas ? », après l’enlèvement dans l’épisode 1, et la ritournelle composée par Fabio Capogrosso qui ridiculise à plusieurs reprises les interactions entre politiciens.
Montage juridique
Dans le détail, ces principes formels s’avèrent un peu trop timorés pour rendre tous les épisodes d’Esterno Notte également convaincants. Ainsi du quatrième qui constitue, à n’en pas douter, le ventre mou de la série. La mise en scène y souffre d’une certaine désaffection, tandis que les dialogues formulent lourdement une critique du gauchisme petit-bourgeois (un personnage avoue par exemple ne pas croire à la possibilité de la révolution et s’engager par pur goût de la transgression). Les meilleurs épisodes sont au contraire ceux qui parviennent à déployer leur propre logique d’écriture, à l’image du premier. Retraçant les derniers jours en liberté d’Aldo Moro, alors à l’acmé de sa carrière politique, Bellocchio y restitue aussi bien l’aura du personnage que l’étau dans lequel il est pris. L’épisode est travaillé par une double dynamique spatiale, partagée entre la capacité de Moro à faire montre de son charisme et les différentes situations d’encerclement qui préfigurent l’attentat à venir. On découvre en effet le politicien lors d’une réunion de la DC où il parvient à faire voter l’union avec le PCI. Filmant patiemment son entrée dans la salle, la caméra portée suit le pas calme de Moro, figurant l’aisance avec laquelle il va mettre la main sur l’assemblée. Par la suite, le monde extérieur lui apparaît toutefois beaucoup plus hostile : lors d’une longue nuit d’orage passée dans l’appartement familial, au cours d’un trajet en voiture le long duquel la caméra s’attarde longuement sur des murs parsemés de tags anti-Moro, ou encore durant un cours de droit professé par le politicien, pris à parti par des étudiants communistes dans un amphithéâtre étouffant.
Si Esterno Notte se présente donc comme une reconstitution aussi fidèle que possible de la réalité historique, Bellocchio s’autorise malgré tout quelques écarts notables pour mieux critiquer l’attitude campée par la DC au cours de l’affaire (en particulier son refus orgueilleux de toute négociation avec les Brigades). Au début du premier épisode, la série s’ouvre sur une réalité parallèle dans laquelle Moro aurait été gracié par les Brigades rouges. Allongé dans un lit d’hôpital, il annonce en voix off qu’il se retire de la vie politique et condamne l’inertie de ceux qui n’ont rien fait pour le secourir. Bellocchio renouera seulement avec cette uchronie dans l’épilogue de la série, qui laisse un temps croire au sauvetage de Moro. À ce moment, une coupe nous ramène brutalement à la réalité : cette issue était en réalité fantasmée par Cossiga, rêvant d’une échappatoire qu’il n’ose pas mettre en œuvre. La charge se fait par-là encore plus violente : en montrant tour à tour ce que l’Histoire aurait pu être et ce qu’elle a vraiment été, Bellocchio désigne plus clairement les responsables et les conséquences de leurs actes. La sélection d’archives qui conclut le film, dans laquelle on découvre les démocrates-chrétiens exprimer publiquement leur désolation avant de poursuivre leurs carrières des années durant, enfoncera un peu plus le clou.