Loin du film de gangsters que son pitch pouvait promettre (la trahison, dans les années 1980, de Tommaso Buscetta, membre de Cosa Nostra, fait tomber une partie de la mafia sicilienne), Le Traître s’attache à dresser le portrait complexe d’un traître non repenti, image ambiguë de l’homme juste qui a du sang sur les mains. Marco Bellocchio tourne autour de son personnage, construisant un film qui entremêle les époques de façon parfois décousue, jusqu’à une scène finale en forme de clef de lecture. Si les grands moments attendus du film de mafieux déçoivent un peu, c’est que l’intérêt du réalisateur se porte ailleurs, sur deux mouvements qui se rencontrent dans les meilleures scènes : d’un côté la mise en spectacle, de l’autre la confrontation.
Le corps de Buscetta est un premier exemple de cette insistance sur la représentation qui parcourt tout le film. Une scène nous le montre en train de se teindre les cheveux avec une précision qui surprend, alors que, plus loin, un avocat lui reproche ses frais de chirurgie esthétique payés avec l’argent qu’il reçoit de l’État. Ses vêtements caricaturaux achèvent de faire de lui un acteur de son propre rôle. Cette logique du spectacle culmine évidemment dans les longues scènes de procès où les interventions hautes en couleurs des accusés qui vocifèrent, insultent et provoquent une foule elle-même remuante, répondent au stoïcisme de Buscetta, installé sur une estrade comme sur une scène, dos à son public.
Il est encore plus surprenant de constater à quel point l’intrigue de Le Traître, au lieu d’avancer au moyen de scènes d’action, s’organise autour de face-à-face répétés ou avortés entre Buscetta et les juges, puis entre le traître et les accusés. Les jeux de regards, consentis ou refusés, organisent les confrontations qui jalonnent les différents procès. La salle d’audience devient alors une arène où les gladiateurs se livrent un combat à mort. Les personnages se parlent de profil ou de dos, Buscetta mettant ou retirant constamment des lunettes de soleil qui masquent ses yeux. La scène d’exécution finale, préparée dans le film par d’autres flashbacks, apparaît elle aussi comme un affrontement des regards. C’est précisément par cette confrontation que peut naître une vérité. En cela le film de Marco Bellochio ouvre sur des questions passionnantes, puisqu’il désolidarise la question de l’aveu de celle de la repentance, Buscetta livrant ses anciens collègues par fidélité au premier code d’honneur de Cosa Nostra. Il incarne ainsi un personnage tiraillé entre sa collaboration avec le système judiciaire et sa fidélité à une mafia traditionnelle fantasmée.