À bien des égards, La Belle endormie est un film délicat à aborder. Toujours difficile, pour commencer, d’appréhender la densité romanesque chère au cinéma de Bellocchio – aussi ample qu’elle est sinueuse, aussi vigoureuse qu’elle est intimidante. Quoique plus modéré que sur le robuste Vincere, on retrouve ainsi intact cet appétit pour les récits en pagaille, les grandes formes symphoniques, la collision des imaginaires. Seulement s’il conserve peu ou prou son allant, le maître change ici complètement de tournure, troque les gros apparats de la fresque historique pour les petits souliers de la commedia dell’arte sociétale. Pour un opéra filmique moins tonitruant, certes, mais surtout moins dominateur – et finalement peut-être plus probant.
Tout part d’un fait de société qui anima récemment la sphère politico-médiatique italienne : en 2008, Eluana Englaro est dans le coma depuis dix-sept ans, et les instances juridiques prennent la décision d’autoriser son père à stopper le processus d’alimentation artificielle la maintenant en vie. Autour de cet angle mort based on a true story (du cas Eluana Englaro, on ne s’approchera finalement jamais), le film dessine une cartographie éclatée d’histoires apparentées, agglomérat de motifs fictionnels que Bellocchio semble broder à partir du modèle authentique (authentique donc hors fiction, donc hors champ). De cette affaire de famille devenue une affaire nationale, la fiction prolonge donc en quelque sorte le mouvement – tout en opérant en sens inverse, diffractant cette psychose collective vers d’autres psychoses individuelles et familiales. Aux premiers abords, le procédé, touffu, ambitieux, feuilletonnesque, n’a rien pour surprendre. Sur la durée, il n’a surtout rien pour rassurer. À l’instar de quelques œuvres chorales malencontreusement illustres (on pense parfois aux pesants 21 grammes servis par Iñárritu dix ans auparavant), on se retrouve ici face à un étrange préambule de soap, tout en mauvaises promesses et prétentions architecturales, un panorama plein de variations autour de la vie et de la mort, de l’amour et de la tristesse, dont on se demande bien ce que l’alchimiste italien va pouvoir faire.
La Belle endormie fait surtout réellement peur, au début, dans sa façon de compiler mécaniquement les postures morales et les angles d’approche, de glisser du doute existentiel à la question politique, du délire mystique à la raison républicaine comme on passerait d’un pas de danse à un autre. Crainte, surtout, qu’il se laisse berner par cet enchaînement de poses parfois très raides, qu’il se cantonne finalement à trouver dans la juxtaposition et l’exhaustivité son principe chorégraphique. Seulement, là où il suscite en premier lieu le doute, il révèle plus tard l’étonnement. En effet, par un art maîtrisé de la désorientation, le film évite par une série de décalages de tomber dans son propre piège. Il faut bien observer comment la mise en scène de Bellocchio, dont la virtuosité ici tient moins aux habituels hybridations baroques qu’à une certaine agilité de regard, articule cette somme bien réglée d’intentions par de subtiles nuances de raccords. Comment, par exemple, et durant tout le film, seront refusés aux personnages une résolution à leur problème, comment, sans cesse, en étant ajournés à la scène suivante, ces enjeux se renverseront, changeront de braquet, bouleverseront leur orientation, s’ouvriront à d’autres possibles. Renouveler le problème pour approcher la solution, compliquer les choses par soif d’évidence, le film convainc et émeut en cela : dans ce jeu d’égarement qu’il impose à ses personnages et qui serait comme le cheminement nécessaire pour qu’enfin, dans leur malheur, ils remarquent le trésor qu’ils ont sous les yeux. C’est comme si, chez Bellocchio, il fallait toujours provoquer l’incendie pour à rebours en retrouver l’étincelle ; comme s’il s’agissait, au sein d’un labyrinthe d’images et de points de vue, d’idées toutes faites et de croyances millénaires, de redécouvrir ce qui, dans le réel, ne répondait spécifiquement plus à aucune attente, à aucun désir. À la fin de La Belle endormie, les paroles se précisent, les regards se répondent, les gestes se reconfigurent : un étouffement devient étreinte, coloré par le seul éveil de l’amour ; une ouverture de fenêtre, jadis velléité suicidaire, devient envie d’aération, douce résignation à vivre.
D’où le curieux mouvement du film, qui, à mesure qu’il s’agite, gagne peu à peu en tranquillité ; à mesure qu’il semble se perdre, trouve en fait son chemin. D’où aussi cet art consommé de la relance et de l’emballement, cette prolifération narrative qui au lieu d’épuiser le film le replie au contraire sur ses enjeux fondamentaux. Des enjeux qui n’ont du reste pas grand-chose à voir avec la problématique sociétale soulevée par l’affaire Eluana Englaro. La Belle endormie porte moins sur l’euthanasie (la déconnexion des corps) que sur la dépression (la chute des âmes), moins en somme sur des semi-morts (pures surfaces fantasmées, ainsi que la « belle au bois dormant » du segment avec Isabelle Huppert) que sur des semi-vivants (c’est sur une belle endormie toxicomane que s’ouvre véritablement le film). À l’instar d’Habemus Papam, avec qui il partage le diagnostic d’une Italie frappée par la cyclothymie, La Belle endormie s’attache à des personnages qui se dérobent sous leur propre statut, fuient leur propre devenir : d’une fille qui ne veut pas mourir bien évidemment, mais aussi d’une autre qui ne veut plus vivre, d’une actrice qui ne veut plus jouer (Huppert est sublime de transparence et de littéralité), d’un politicien qui ne veut plus faire de politique, d’une fille qui ne veut plus aimer son père – de couples, de familles, qui n’arrivent pas ou plus à trouver leur unité (d’une problématique avant tout sociale et sentimentale, donc). La Belle endormie a deux fardeaux, deux courages : celui d’être un vrai mélo, venu de lui-même s’emmêler dans un gros sujet. Sauf qu’au lieu de s’enfoncer mutuellement, ces deux poids s’équilibrent : on dirait que les gros sabots de son histoire poussent naturellement la mise en scène à manœuvrer à pas feutré. Récit touffu à la surface, économe en profondeur – combinaison peu commune. Récit qui fait mousser ses idées, mais dans le même mouvement les éclatent, comme des bulles de savon au contact de l’air. La mise en scène, c’est une belle habitude chez Bellocchio, ne peut s’empêcher d’être en empathie avec ce qu’il se passe devant elle, n’hésitant pas à mettre de côté son cadavre scénaristique pour traquer, scalpel en main, les fugitives apparitions de la vérité : les scènes entre Huppert et son fils, entre Huppert et son mari, entre le fils et le père, sont d’une froideur, d’une tristesse, d’une netteté rares.
Il faut cependant préciser une chose : le film n’est pas toujours convaincant. Dans ses détails il est d’une précision, d’un intérêt inégaux. Mais il évite le pire : la tentation de tout fondre dans un seul mouvement. Si Bellocchio a recours à l’épaisseur didactique de la fable chorale pour malaxer ses grandes idées (sur la foi, la folie, la culpabilité, le deuil, la famille), il évite leur convergence en entonnoir – préfère aux ralliements de traits nets un maëlstrom de flux suspendus. Ce pointillisme narratif, par la vertu duquel le film évolue sans jamais paraître suivre une marché forcée, éloigne en outre le risque de surchauffe auquel le cinéma de Bellocchio a toujours prêté le flanc, et auquel se substitue ici une manière de sage fébrilité – un état mi-hagard mi-clairvoyant, quelque chose comme une mer houleuse qui retrouverait progressivement son apaisement. Car au fond, de quoi rêve-t-on dans La Belle endormie ? De repos moral, de dormir en paix. Ici, on éprouve la tempête pour mieux se rapprocher de l’œil du cyclone, cette zone de calme à la fois intime et inattendue où, au cœur de ce monde de bruits, le vrai repos paraît possible – où le temps est clair, où le sommeil est bon, où la belle peut s’endormir. À la fin du film, il ne s’agit plus de réveiller les morts, mais bien de trouver le sommeil. Ouvrir la fenêtre, accueillir les bruits du monde, se laisser bercer.