On se frotte les yeux, on se pince, on aimerait que tout ceci ne soit qu’un affreux cauchemar. Par avance, on s’accrochait au nouveau film de Marco Bellocchio comme à une bouée de sauvetage qui aurait flotté sur la misère globale de cette 72e Mostra. Et pourtant on se noie, dans une incompréhension totale, osant à peine croire ce dont on a été témoin : le naufrage de Sangue del Mio Sangue dans les rangs des pires ratages qu’on ait vus sur le Lido cette année (jusqu’à maintenant…). Mais qu’est-ce qui est donc passé par la tête du cinéaste italien pour livrer un film à ce point dévitalisé, à côté de la plaque, à la raison d’être si insignifiante, une ombre caricaturale de son cinéma ? Sangue del Mio Sangue conte l’histoire de deux hommes damnés (à moins que ce ne soit le même homme ? à vrai dire, on s’en moque) séparés par le temps mais aux destinées liées au couvent-prison de Bobbio. Dans le passé, une jeune femme y est jugée pour sorcellerie après avoir poussé un prêtre au suicide — procédure judiciaire de pure complaisance, pour éviter au défunt la damnation éternelle. Le frère jumeau du prêtre, Federico Mai (joué par Pier Giorgio Bellocchio, fils et fréquent collaborateur de Marco), un homme pieux mais faillible comme tout homme, arrive sur les lieux pour arracher la confession de l’accusée, mais est finalement séduit par elle. Au présent, ce même lieu est laissé à l’abandon, ou presque : un mystérieux « comte » vampire (joué par un autre fidèle, Roberto Herlitzka) réside dans ses recoins sombres, et un prétendu inspecteur nommé Federico Mai (et toujours joué par PGB) ne tarde pas à venir l’y déranger sous le prétexte d’acheter le bâtiment…
Confusion des identités à travers les époques, élégance occasionnelle des images (notamment pour capter la sombre rugosité du couvent), charge contre l’hypocrisie du clergé, transgression des interdits religieux, commentaire sur la corruption actuelle en Italie, intervention inopinée du fantastique… Un des exercices les plus fastidieux pour le spectateur de Sangue del Mio Sangue consiste à guetter les signes familiers au cinéma de Bellocchio. Or ce qu’on trouve ne constitue guère plus qu’un amas de réflexes, de trucs de conteur répondant trop paresseusement aux attentes du public, qui amusent un peu la galerie (on sourit en entendant un prêtre presser la supposée sorcière d’avouer parce qu’ « on n’a pas toute la journée !») mais ne formulent rien d’opérant, décorant le film au lieu de l’habiter. Les symptômes d’auteurisme décoratif deviennent même franchement embarrassants quand l’auteur se pique de pervertir sa partie « film d’époque » d’une touche de modernité, en utilisant une horrible reprise a cappella de « Nothing else matters » de Metallica… Mais alors que ces petits effets de signature concernent surtout le versant passé du récit, le pire est à venir avec la partie au présent, supposément satirique, où Bellocchio se rabaisse à une grossièreté des effets comiques dont on ne le croyait pas capable, notamment pour rendre grotesques certains personnages secondaires (pauvre Filippo Timi, le Duce de Vincere, tenu de jouer le fou grimaçant en gros plan).
Et tout ça pour quoi ? D’un côté, le cinéaste tire sur la corde d’une évidence, la confusion entre sorcellerie et sexualité féminine, avec même une partie de triolisme (impliquant Alba Rohrwacher) pour bien rester dans le thème. De l’autre, il joue piètrement la carte du traitement décalé du mythe du vampire : forcément vestige d’une époque révolue alors qu’aujourd’hui chacun veille sur ses intérêts, son Dracula livre sur le monde moderne des commentaires dignes d’un grand-père gâteux tandis que le dentiste lui examine les canines, devise avec les véreux qui le protègent (idée potentiellement subversive, certes, mais traitée avec le même entrain qu’un gadget entre les mains de quelqu’un qui n’en aurait que faire), et se laisse encore fasciner par les jolies femmes… La belle affaire, de toutes parts. Et le beau plantage d’une valeur presque sûre que même dans ses moments les plus faibles, on ne croyait pas voir un jour descendre aussi bas, au point que le papy vampire ressemble à une métaphore de son créateur. Un cauchemar, vous dit-on, qui dure depuis maintenant une semaine. Que quelqu’un nous réveille, par pitié !