Après trois films d’animation passés à tester (avec des résultats discutables) les possibilités expressives de la technologie de motion capture, Robert Zemeckis revient à la prise de vue réelle et à des enjeux plus proches du cinéaste que du technicien. Et il signe ce retour par un récit à l’ambiguïté pour le moins intrigante…
D’abord l’effet-choc, auquel répond aussitôt notre méfiance légitime. Devant un film de Robert Zemeckis s’ouvrant sur l’apparition d’un pubis féminin nu et d’un Denzel Washington arborant les mimiques de bad-ass dont il s’est rendu familier depuis Training Day, une bouteille de whisky à portée de main, on craint d’emblée le coup de bluff transgressif préparant un retour de bâton moralisateur. De fait, la suite s’apparente à une « pièce de moralité » pas très folichonne autour de l’addiction au vice. Washington campe rien moins qu’un pilote de ligne du nom de « Whip » Whitaker (« whip » signifiant en anglais « fouet », suggérant le personnage marqué d’avance), alcoolique et, bien sûr, dans le déni de son état puisqu’à l’en croire, il peut « arrêter quand il veut ». Suite à un incident de vol spectaculaire comme le forain Zemeckis sait les mettre en scène (le pilote évite le pire en… retournant l’avion), et face à la perspective de sa mise en cause, Whip esquive l’enquête en cours (alors qu’elle prend bien son temps pour arriver jusqu’à lui) et se réfugie plus encore dans le déni, au grand dam de son ami du syndicat et même de l’avocat qu’on finit par lui imposer. Ajoutons au tableau la rencontre avec une jeune cocaïnomane (Kelly Reilly) à qui on a tantôt proposé de faire du porno, et qui tâche de l’entraîner dans sa propre quête du droit chemin, puis une conclusion sous forme de confession, et on en viendrait à nourrir un préjugé pour le moins inquiétant sur ce récit de chute et de rédemption qui ne lésine pas sur la sur-signification du péché. Or, paradoxalement, c’est une certaine roublardise qui sauvera le film d’un sinistre horizon.
Retour de fouet
Il faut se souvenir de Forrest Gump, et de son parti pris bien flou sur l’avortement et quelques autres sujets, pour se remettre à l’esprit les grands écarts dont Zemeckis peut faire pour éviter de trancher dans quelque direction que ce soit, pour ne s’affirmer ni franchement progressiste ni incurable père-la-vertu. Ici, eu égard à la charge du scénario, l’ambiguïté cultivée par son sens du spectacle s’avère une bouée de sauvetage, à défaut de rendre le film plus qu’estimable. Ainsi filme-t-il le parcours de ses deux protagonistes comme un calvaire semé d’embûches, mais où les regards accusateurs des autres (tel le regard caméra du copilote découvrant la démarche approximative de Whip) font autant office de chausse-trapes que les objets tentateurs — objets dont il orchestre l’apparition avec une délectation certaine (notamment par les joviales apparitions de John Goodman en fournisseur de substances prohibées). Dans le même ordre d’idées, le scénario se réserve une porte de sortie du piège du moralisme sans nuances, en explorant la question qui travaille tout autant la culpabilité que la dépendance pathologique (Whip répondant aux deux cas) : celle du libre arbitre. Les manœuvres de l’avocat pour jeter le doute sur la responsabilité de l’accident le conduisent à instrumentaliser les implications de chacun — y compris celle de cette chose hypothétique qu’on appelle « destin » ou, dans le film, « acte de Dieu ». Le simple fait qu’il parvienne à faire accepter cette hypothèse sous ces termes, idée qu’on découvre d’ailleurs partagée par quelques-uns (même le copilote qui veut visiblement éviter de dénoncer son collègue), fait entrevoir au passage un aperçu saisissant et ambigu de la religiosité américaine et de son intervention dans le fonctionnement de la société laïque. Cette présentation d’un sacré réduit à l’état d’instrument de justification, plaidant par défaut pour la thèse du libre arbitre, permet au film de se tenir à l’écart de toute bigoterie, tout en évitant d’accabler le pilote fautif (lequel, dans son déni, refuse même cette hypocrisie de « l’acte de Dieu » : toujours cette ambivalence où un mal pourrait aussi valoir un bien).
L’inévitable scène d’audience, ultime épreuve imposée à l’antihéros pour sortir de son cercle vicieux, reste à cet égard troublante. Whip, pas accusé mais clairement sur le gril, fait face à une enquêtrice qui, on le devine, le sait fautif mais fait mine de lui offrir l’occasion de s’en sortir blanchi au prix d’un bouc émissaire. Whip fera le choix vertueux qui s’impose à une conclusion hollywoodienne (après un moment de suspense qu’on pourra trouver assez racoleur), mais non sans que, quelque part, Zemeckis ne mette en porte-à-faux la lâcheté d’un système qui, via l’enquêtrice, n’a tendu une perche au pilote que pour perpétuer le mensonge et limiter la casse (le ralenti qui accompagne la sortie de cette dernière semble autant l’accabler, elle, que surligner le moralisme final). Le cinéaste mène ainsi jusqu’au bout sa démarche de contenter tout le monde en refusant de s’affirmer sur des questions pas anodines. Si un grand écart aussi démonstratif a de quoi faire grincer des dents (on évite la bondieuserie, mais on ramène quand même la brebis égarée), il est aussi permis d’apprécier comment, ce faisant, il laisse filtrer entre deux empreintes de gros sabots un regard qui, pour être ambivalent, sait regarder les ambivalences.