À l’instar de Flight, film lui aussi à la beauté maltraitée, The Walk risque de décontenancer et laisser sur le carreau ceux qui n’arriveront pas à dépasser certains obstacles a priori rédhibitoires. Car en contant les exploits du funambule français Philippe Petit, Zemeckis se frotte à la difficulté d’intégrer au grand spectacle hollywoodien une matière exogène et tombe, par son refus de trancher, dans une compromission ingrate : il choisit à la fois de respecter l’origine du récit tout en se pliant à un certain nombre de conventions industrielles – acteurs américains reconnaissables et usage de l’anglais. D’où les prestations catastrophiques de Joseph Gordon-Levitt (dont la nullité de l’accent égale la fadeur du jeu) et de Ben Kingsley (grotesque en vieux forain aux allures de Freddy Krueger du dimanche), couplées à de laborieux tours de passe-passe scénaristiques pour légitimer le recours à la langue de Shakespeare entre des personnages pourtant français.
Oui mais voilà, car il y a un mais, derrière ces limites incontestables qui menacent de faire vaciller le film dans la série Z, The Walk brille par ailleurs d’une inventivité visuelle qui élève le récit vers des hauteurs insoupçonnées et parfois vertigineuses. La trajectoire du film, limpide (la planification et l’exécution d’un numéro de funambule), offre ainsi à la mise en scène un horizon géométrique – des lignes, rien que des lignes – nourrissant des séquences parfois entachées par la tentation du chromo (un Paris de carnaval) mais aussi de nombreux tours de force en 3D qui justifient à eux seuls le déplacement. Si au premier plan les acteurs peinent souvent à aligner plus de trois mots, l’exacerbation délirante de la profondeur de champ propulse quant à elle le film vers de saisissants abîmes (avec ce corps presque ravalé par l’immensité du vide) et traduit le rapport au monde qu’entretient ce drôle de héros monolithique animé par une seule obsession. Le film épouse sa folie discrète et dépeint un univers composé de points à relier les uns aux autres, d’angles et de correspondances mathématiques secrètes qui n’attendent que d’être révélées. Jusqu’au fameux exploit, à la fois performance minimaliste – un corps, un câble et une perche – et spectacle où Zemeckis fait étalage de son talent de directeur de spectateurs. La séquence attendue est réellement poignante : cette combinaison d’une tendance abstractive et d’une mise en abyme de l’émerveillement de l’auditoire donne à ressentir viscéralement (ventre qui se noue et visage dévoré par l’inquiétude) le vertige de la marche. C’est au fond assez bouleversant : si le récit repose sur un flashback (ce qui induit d’emblée que le plan du héros s’est déroulé comme convenu) narré par un interprète pourtant jamais crédible, le frisson quant à lui demeure devant une scène à la fois simplissime dans ses enjeux (traverser le vide) et transcendée par l’usage que Zemeckis fait de l’outil tridimensionnel.
Une affaire d’équilibre
Pour autant, il ne faudrait pas jouer un film contre l’autre, la surface du récit contre le bel horizon de la mise en scène : de bout en bout The Walk navigue entre ces deux pôles, comme avant lui Flight dont l’élégante rigueur du découpage n’empêchait pas le film de souffrir de certaines lourdeurs (par exemple, tout ce qui touchait au personnage interprété par John Goodman). C’est précisément ce handicap qui fait le sel à la fois de The Walk et de Flight, et il faut sur ce point noter la proximité d’esprit entre ces deux films sur le papier assez distincts : pour leurs héros il s’agit de tenir plus ou moins un équilibre – entre une image héroïque et une addiction (l’alcool ou l’appel du vide), à bord d’un avion sur le point de s’écraser ou sur un câble suspendu entre deux tours. Mais surtout, par leurs qualités mais aussi leurs travers, les films donnent autant à ressentir une expérience nuancée qu’une expérience de la nuance : il faut trouver le point autour duquel ils s’enroulent, puis ne pas le perdre de vue sans toutefois faire fi de ce qui menace de faire vaciller l’ensemble fragile. C’est à ce prix que The Walk parvient, sur le fil, à tenir debout.