Entré dans l’histoire de la littérature avec ses descriptions lyriques et foisonnantes des laissés-pour-compte de la vitalité économique de l’Empire britannique, Charles Dickens n’aura pourtant jamais connu de succès populaire aussi large et durable qu’avec son conte métaphorique et moralisateur Un chant de Noël. Son foisonnement dans l’imagerie païenne et son apologie du bonheur et de la consommation en faisaient une cible de choix pour une foule d’adaptations — pas loin de deux cents sur tous supports : théâtre, radio, cinéma, télévision… — destinées à fédérer un large public, au moins tous les 25 décembre depuis sa parution.
Derrière son côté conte pour enfants pouvant le faire juger mineur face à des monuments comme Oliver Twist ou De grandes espérances, Un conte de Noël reflète autant les facettes de la personnalité de son auteur que le reste de son œuvre. On retrouve d’un côté sa révolte contre les inégalités sociales et la cruauté du capitalisme dominant, de l’autre sa vision très paternaliste et conservatrice de la société, sa foi dans les vertus de la générosité des plus riches envers les plus pauvres. Résumons l’histoire pour les quelques infortunés qui l’ignoreraient encore : il s’agit de l’étrange aventure d’Ebenezer Scrooge, vieil usurier londonien fermé à la vie et à l’amour de l’humanité, isolement affectif qui se cristallise autour de son mépris absolu pour les fêtes de Noël, synonymes consensuels de bonheur partagé sans compter — « l’esprit de Noël », dit-on. Mais un soir de 24 décembre, Scrooge reçoit la visite inopinée du fantôme torturé de la personne dont il a été le plus proche, et qui lui annonce que son comportement l’amènera droit dans le mur. Et pour bien appuyer cet avertissement, s’ensuivent les apparitions successives et encore plus impressionnantes de trois esprits hauts en couleur liés à la célébration païenne de Noël. Le premier lui rappellera les bonheurs passés que son obsession pour l’argent lui a fait oublier, le second lui montrera ceux qu’il est en train de manquer, et le troisième lui donnera un avant-goût du sinistre destin qui lui pend au nez. Assailli par la nostalgie, le regret et la peur mêlés, notre usurier changera radicalement d’existence dès le lendemain — le 25, donc — tout en joie de vivre et en générosité : « l’esprit de Noël », dit-on.
Une bien belle histoire que voilà, imagée et moralisatrice comme il faut, où le traitement réservé à l’orgueil des puissants et l’apologie idéaliste de la recherche du bonheur et de l’amour du prochain ne pouvaient que plaire au plus grand nombre, et surtout exciter l’intérêt de ceux qui tirent un profit financier de ce consensus. Parmi ces derniers, on compte bien sûr les producteurs de cinéma, et il n’est pas surprenant de croiser, dans le business de la reformulation de cette histoire universelle et de son propos fédérateur, les studios Disney qui produisent cette toute nouvelle mouture. Le prévisible revers de la médaille, c’est que dans ce type d’entreprise, les occasions de donner du relief au discours lénifiant ou d’en développer en sous-main d’autres plus intéressants se font rares, et que les questions de cinéma se limitent, dans les meilleurs des cas, à l’usage d’idées de mise en scène plus ou moins novatrices pour illustrer le même conte avec des atours formels attrayants.
Esprit numérique
C’est là le principal enjeu du film de Robert Zemeckis : promouvoir une nouvelle technologie pour raconter des histoires au cinéma. De Zemeckis, on connaît le goût pour les effets spéciaux innovants et leur cohabitation avec l’image réelle, principaux arguments de la plupart de ses films depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit ? Depuis quelques années, cependant (Le Pôle Express en 2004), c’est la prédominance de l’imagerie numérique 3D qui l’intéresse, avec l’utilisation exclusive de la technologie « performance capture » : l’enregistrement des moindres mouvements et expressions des acteurs pour animer les personnages modélisés, que ceux-ci leur ressemblent physiquement ou non. Les scénarios choisis sont suffisamment tous publics (Le Pôle Express, ce Drôle de Noël) ou juste adaptées d’histoires éprouvées (La Légende de Beowulf, intrigue plus sombre que les deux autres) pour laisser éclater l’innovation graphique à l’œuvre pour les illustrer. Mais il n’y a pas que la recherche scénaristique dont les prouesses numériques prennent la place, et c’est un peu le problème dont souffrent ces films : le délaissement du travail cinématographique de l’image animée — découpage, couleur, traits etc. : la base — au profit de la démonstration technique, au sein de laquelle la virtuosité foraine de la mise en scène ne sert que de guide dans une sorte d’attraction du même type.
Il faut considérer les trésors d’expression que recèle le cinéma d’animation dans son ensemble, né parfois d’un simple crayon et de feuilles de papier, pour réaliser la pauvreté dispendieuse du travail de Zemeckis et de son armée de techniciens. En particulier, la réduction des corps en pures simulations 3D, si réalistes et détaillées qu’elles soient, s’avère du plus mauvais effet sur leur capacité d’expression, guère aidée par une mise en scène qui ne s’intéresse pas à eux, mais à leur nature de reproduction du réel — effet d’autant plus accablant, en fait, que la reproduction est réaliste. Personnages et décors ne constituent qu’une vision de simulacres finement élaborés, mais glacés et sans substance. C’est terriblement perceptible au niveau des corps humains, dont les gestes et les regards numériques sont impuissants à leur donner une vraie vie, à les faire suggérer autre chose que leur facticité. On se souvient que dans Beowulf, une modélisation fidèle d’Angelina Jolie nue accomplissait le triste exploit d’anesthésier tout le sex-appeal provocant du modèle, pourtant censé s’appliquer à son personnage — un comble. Ici, le corps principale victime est celui de Jim Carrey : sombre ironie encore, tout l’art de cet acteur reposant sur l’extrémisme suggestif des manifestations physiques. Cela fait certes quelques films que le survolté et impertinent interprète d’Ace Ventura a mis de l’eau dans son vin avec plus ou moins d’inspiration — notamment en s’essayant au drame, avec Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Mais c’est ici une vraie tristesse de voir son expressivité à ce point muselée et étouffée par le numérique et la pesanteur sentencieuse du « film de Noël », alors qu’il n’anime pas moins de quatre personnages différents, quatre variations sur son propre visage et son propre corps, mais des déclinaisons figées et vouées seulement à l’illustration stérile. Vu sous cet angle, « l’esprit de Noël » fait peur : il n’y a guère d’esprit pour habiter ce spectacle à l’insipidité visuelle et discursive écrasante.