Point de fuite
Base militaire repliée dans une forêt touffue, Fort Buchanan est un lieu que l’on cherche avant tout à fuir : Roxy, jeune fille qui a grandi entre l’amour de ses deux pères s’efforce de s’échapper de l’asphyxie de cette atmosphère et d’une réussite paternelle particulièrement écrasante. À l’issue du récit, c’est Trevor, soldat frappé d’un syndrome post-traumatique, qui cherchera à son tour (avec une réussite tragique) à s’extirper de l’endroit.
C’est qu’à Fort Buchanan, aucune distraction, aucun événement ne vient tromper l’ennui des femmes de militaires, enfermées dans leurs petits intérieurs confortables et clos sur eux-mêmes que réchauffent des feux de cheminée. Agglutinées en grappes, lovées dans des champs ou au bord d’une piscine, ces desperate housewives devisent, parlent de sexe, d’amour, et d’accommodement à l’absence maritale en mangeant des cookies. Ainsi, le désir qui ne trouve pas son objet, égaré qu’il est dans de lointaines manœuvres à Djibouti, se promène, se pose au hasard sur les corps qui passent à sa portée : les mères en mal d’amour charnel caressent langoureusement Roxy ou embrassent leur préparateur physique. Seul Roger ne peut ni se résoudre à oublier dans l’infidélité la trop longue absence de son mari Franck, ni s’accommoder de l’usure qui menace son couple.
Conte des quatre saisons
De la neige qui tapisse les solitudes de Fort Buchanan, la petite communauté se trouve transplantée dans la chaleur moite de Djibouti, entourée de corps en treillis. Transplantation, c’est bien le terme qui semble coller au souhait de contraste qui nourrit le projet esthétique de Benjamin Crotty. Le cinéaste qui a grandi dans l’État de Washington avant de terminer ses études au Fresnoy est parti de situations et de dialogues prélevés dans un large corpus de soap operas américains, dont il a retravaillé la langue de tout un champ de la culture populaire, créant un décalage permanent entre ce que disent les personnages et ce que ressentent les spectateurs. Alors que la matière fictionnelle est empruntée à un large corpus de séries télé, les personnages sont incarnés par un casting hétéroclite venu de tous les horizons du cinéma : critique (Luc Chessel), cinéaste (Mati Diop), productrice (Judith Lou Lévy) s’y côtoient, s’échangeant leurs répliques d’une diction atone héritée d’Éric Rohmer. Chez le cinéaste de la Nouvelle Vague, chroniqueur de toute la gamme des sentiments amoureux et des leurs variations, Andy Gillet incarna Céladon et donne ici ses traits lisses et sa plastique parfaite à Roger, victime indécise, touchante et agaçante du flétrissement de l’amour conjugal. Le patronage de Bertrand Bonello (présent à la coproduction avec sa société My New Picture) n’est pas loin non plus, puisque l’on reconnaît au générique quelques pensionnaires échappées de L’Apollonide pour rejoindre une autre forme de domination masculine. La sensualité mortifère avec lesquelles leur ennui est filmé lorgne du côté de celle de la maison close.
Cette greffe entre culture populaire et cinéma d’auteur, pour le dire vite, pourrait bien faire sombrer le film dans l’écueil du second degré, comme l’on a pu le reprocher, par exemple à son complice Gabriel Abrantes. Mais sa singularité, tout comme la fantaisie qui s’en dégage parviennent à l’en éloigner. Surtout, sa réussite tient à sa capacité à adapter son économie à son propos. Emprisonnées dans des lieux trop étriqués, ces Pénélope des temps modernes appellent fiévreusement un ailleurs, tout comme le film parvient à faire exister le hors champ en dehors de ses plans clos sur eux-mêmes. Cette sortie en salle après un accueil chaleureux dans sa tournée des festivals européens (Locarno, Rotterdam, La Roche-sur-Yon ou encore Angers) confirme que Benjamin Crotty a su trouver pour son film une place proche de celle de la base de Fort Buchanan dans le paysage cinématographique, entre asphyxie et utopie : une enclave.