Réalisé pour la Gaumont-British en 1934, L’Homme qui en savait trop n’est peut-être pas le premier film à suspense d’Alfred Hitchcock, mais certainement le premier où il en a fait un ingrédient essentiel de son cinéma. Ainsi a‑t-il institutionnalisé son art de la mise au défi des attentes du spectateur, tout en cultivant en sous-main une vision plus subtile et moins limpide.
Sans effort, l’intrigue a pris sa place parmi les archétypes du thriller. Reprenons : pour avoir recueilli les ultimes confidences d’un étranger assassiné, un couple tout à fait ordinaire qui n’avait rien demandé bascule dans un monde de crimes et de complots qui les dépasse au point de menacer directement l’intégrité de leur cellule familiale, et doit lutter pour sa survie sans attendre l’aide des forces de l’ordre. À comparer ce qui a précédé et ce qui a suivi cet Homme qui en savait trop dans la filmographie de Hitchcock, on réalise à quel point ce film, succès commercial mais aussi œuvre où il a pu pleinement exercer ses instincts de cinéaste jouant avec malice des peurs secrètes de son public, a été important pour lui. C’est en effet à partir de ce film qu’il a su établir puis maintenir pour le reste de sa carrière une telle harmonie entre connivence avec son public et exigence avec lui-même, après une production assez inégale où les deux objectifs ne se rencontraient pas toujours (citons Numéro 17 réalisé deux ans plus tôt, succès commercial mais déception artistique, à la première partie lestée par ses origines théâtrales). Autant dire que c’est en 1934, avec L’Homme qui en savait trop, que l’art hitchcockien s’est véritablement lancé. Vingt-deux ans plus tard, quand Hitchcock refera le film à Hollywood en remplaçant Leslie Banks par James Stewart et Edna Best par Doris Day, la situation sera différente : cinéaste parfaitement installé mais aussi tout à fait à l’aise avec son art, il s’agira alors pour lui de jouer de la façade corsetée du cinéma où il œuvre, le star-system, les moyens supérieurs, l’apparat. Sur l’inévitable comparaison entre les deux versions, il faudra bien revenir un peu, mais plus tard : si celle-ci est bien sûr éclairante sur certains points, le film originel n’a pas besoin de son remake pour révéler sa richesse propre.
Faillibilité enfouie
Dans cette alliance entre comédie, drame et action, commencée sur un ton badin pour s’achever dans la violence d’une longue et impitoyable fusillade entre conspirateurs et policiers, en passant par l’évocation d’une peur du dentiste faisant sourire autant qu’elle suscite une crainte expressionniste, on discerne à quel point Hitchcock, déjà, prétexte de la dévotion d’artisan inventif à ces genres savamment mêlés pour parler de choses moins évidentes. Les premières séquences, qui nous présentent les sympathiques Bob et Jill Lawrence en vacances dans une station de sports d’hiver suisse, interpellent. Derrière les sourires, la tension est déjà dans l’air, non vis-à-vis d’une menace encore invisible (même si un bref flottement dans une conversation laisse deviner qu’il y a anguille sous roche), mais entre des époux qui n’ont pas l’air si tranquille. Les plaisanteries insistantes entre Monsieur et Madame ne laissent pas de trahir un certain malaise, comme s’il s’agissait pour eux d’exorciser des griefs non dits. On se titille, on se met au défi, et l’arbitrage de leur grande fille n’arrange pas vraiment les choses. C’est d’ailleurs au moment où il constate la farce que lui a jouée un Bob à la jalousie piquée que le charmant mais mystérieux Français (joué par Pierre Fresnay) qui dansait avec Jill est victime d’une balle assassine. Sans crier gare, le malaise non dit du couple devient culpabilité, tandis qu’il se trouvé mêlé à une affaire à laquelle il est pourtant totalement étranger.
Dès lors, pour les Lawrence, il s’agit autant de se sauver physiquement, comme individus et comme famille (leur fille est enlevée par les assassins qui exigent leur silence), que d’affronter leur faillibilité enfouie. Leur refus — certes contraint — de collaborer avec la police les met en marge de la loi (et Hitchcock de filmer les va-et-vient du mari dans une pièce, tel un prisonnier dans sa cellule, tandis qu’il se ronge les sangs et se dérobe aux sollicitations). Le mari, encore, dans son enquête parallèle, doit libérer une certaine sauvagerie pour s’en sortir, neutralisant un adversaire en l’étranglant avant de l’anesthésier de force. Quant à Jill, dans le désormais célèbre climax du Royal Albert Hall, c’est dans une ultime perte d’espoir qu’elle trouve la clairvoyance du danger imminent (une belle idée : l’image embuée par les larmes se brouille pour révéler, sur un fond blanc, le canon du pistolet), et l’exorcise en un cri déchirant, devançant le coup de cymbales fatal.
Ce qui est gagné, ce qui est perdu
Si Hitchcock met l’accent sur les souffrances du couple, son sens du spectacle sait s’intéresser à la complexité des autres personnages. Au mal que les Lawrence affrontent, il donne le visage impressionnante et la prestance paradoxale de l’inimitable Peter Lorre (fraîchement débarqué d’une Allemagne livrée aux ténèbres nazies), qui confère à son personnage de chef de comploteurs un mélange de sang-froid calculateur et de sensibilité dangereuse. C’est de ce contrepoids, de cette faculté à varier les registres (la fusillade finale, moment rare dans ses films), que le cinéaste se départira dans le remake de 1956. Les différences entre les deux versions ont quelque chose de paradoxal : plus long que le premier, le second se passe cependant de plusieurs scènes clés sans toujours leur trouver une contrepartie, préférant dilater les moments de tension et de suspense (comme la fameuse attente du coup de cymbales, pré-vendue dès le générique). Le couple Drayton (Bernard Miles et Brenda De Banzie) forme un tandem de comploteurs convaincants, mais sans le charisme de Peter Lorre ; c’est le couple de protagonistes, joué par des stars, qui attire l’attention. Dans les deux films, cependant, Hitchcock s’intéresse aux zones d’ombre du couple. Mais dans le second, celles-ci (le comportement parfois choquant de Stewart en médecin sûr de son autorité) n’apparaissent qu’à la lumière de l’assassinat dont le couple est témoin, derrière les visages de stars et la façade du divertissement hollywoodien dont le cinéaste use malicieusement — quitte à réduire quelque peu le personnage de l’épouse derrière les apparences puritaines incarnées par Doris Day (Edna Best, elle, n’hésite pas à prendre le fusil pour abattre l’agresseur de son enfant).
On pourrait passer du temps à évaluer ce qui est gagné et ce qui est perdu d’un Homme qui en savait trop à l’autre. Mais sans doute vaut-il mieux considérer ces deux excellents films comme des photographies, à des instants donnés, de l’état d’esprit d’un auteur toujours en recherche sur le même sillon.