De la bande de réalisateurs issus de l’équipe rédactionnelle de feu Starfix (magazine concurrent, dans les années 1980, de Mad Movies et L’Écran fantastique en matière de mise en avant forcenée du cinéma populaire face à « l’élite auteuriste »), on connaît depuis les années 1990 la face foraine incarnée par Christophe Gans, amoureux transi — et donc peu productif — des envolées formelles venues d’Asie, du « nouvel Hollywood » et du jeu vidéo. Grâce aux derniers films de son camarade Nicolas Boukhrief (dont on a déjà oublié les débuts dans le cinéma intimiste auteurisant, Va mourire et Le Plaisir (et ses petits tracas)), on en connaît désormais un peu mieux la face droite dans ses bottes, attachée à reproduire avec le plus grand sérieux et à peine quelques efforts d’innovation et de modernisation les traditions du cinéma de genre. Adoptant une attitude d’artisan carré et efficace — épithètes qu’il compte arborer comme des étiquettes prestigieuses — Boukhrief confirme avec Gardiens de l’ordre (après le polar musclé Le Convoyeur et le whodunit en hospice Cortex) à quel point il s’est volontairement corseté dans une stricte grammaire cinématographique. À savoir : un scénario au cordeau faisant la part belle au mystère et aux questions à résoudre d’ici la fin du film, qu’illustre une réalisation solide entre efficacité hollywoodienne de l’action et sobriété de l’image tenant moins d’une radicalité de choix de mise en scène que d’une prudence et d’une application de professionnel.
Recette du polar poisseux
Son nouveau film, un polar poisseux (au sens où la poisse reste plus une règle du genre que la manifestation d’un réel pessimisme), cherche ainsi ses marques quelque part entre French Connection et Razzia sur la chnouf. Un tandem de flics mal assortis — une brune qui en veut et un blond ténébreux — assiste au meurtre sans mobile apparent d’un des leurs par un fils de notable en état second. Leur hiérarchie désirant classer l’affaire à leurs dépens, ils décident, pour se blanchir, de mener leur enquête parallèle et remontent ainsi la trace d’une drogue dure encore inconnue des « stups », quitte à tutoyer pour de bon la ligne rouge entre la loi et le crime. Boukhrief n’a évidemment pas la prétention de surprendre en jonglant avec ces ingrédients des plus familiers : plutôt de les exécuter avec le maximum de sérieux pour les rendre crédibles, documentation sur la police et les filières de la drogue à l’appui (le titre générique relatif à une profession a d’ailleurs de quoi faire peur, rappelant les panouilles pareillement documentées de Frédéric Schoendoerffer : Agents secrets, Truands).
Une forme d’académisme réaliste et désirant être prégnant, donc. Mais d’autres films académiques nous l’ont appris, y compris dans ce genre : la connexion avec le réel, quelle que soit la justesse de l’imitation qu’on peut en faire, trouve toujours ses limites quand on est à ce point motivé par la qualité de l’exécution. Ici, la façon dont le réalisateur souligne les diverses pièces de son édifice peut confiner à la caricature au Stabilo, bavant salement sur le réalisme recherché : il faut voir, pour y croire, la fameuse drogue que recherchent les deux héros et que Boukhrief, pour être sûr qu’on l’identifie bien comme la menace (plutôt qu’un McGuffin qui aurait été moins envahissant), la concrétise sous la forme de pilules fluo — oui, fluo comme les produits toxiques de cartoon et de série Z. Ce n’est là que le symptôme le plus criard du problème de ce film qui, au fond, ne peut se défendre de souffrir d’un mal commun à nombre de ses congénères hexagonaux : le besoin impérieux de justifier son existence en ne racontant rien d’autre que son état de produit fabriqué. À force de vouloir à tout prix être un polar (ou plutôt montrer à quel point il en est un), le film se résume à l’énumération sèche de ses ingrédients : la drogue, ses réseaux et ses ravages ; la corruption des forces de l’ordre ; les personnalités troubles ; les performances d’acteur (de France en brunette à poigne, Fred Testot sans Omar et tirant la tronche, Julien Boisselier en méchant calculateur…) ; même les images « d’anthologie » chichement composées par la réalisation raide comme la justice (ainsi, de France braquant son arme face caméra et dos à un mur de flammes : impressionnant à décrire, mais tristement inexpressif dans le film)… Tout ce qui compose ici, du scénario à la mise en scène, un spectacle « de qualité » est consciencieusement porté devant la caméra, mais n’y acquiert jamais aucun chair de façon à ce qu’on puisse seulement s’en sentir concerné, encore moins de façon à exprimer quelque autre chose — de plus secret, de plus intéressant — que la littéralité du programme du polar poisseux.
Une autre voie ?
On objectera, à juste titre, que la sécheresse de l’ensemble le rend moins exécrable que les propositions complaisantes, « beaufisantes » et ultimement boursouflées d’un Schoendoerffer, d’un Marchal ou d’un Arcady (pour ne citer que ceux-là). Et puis, le cahier des charges de Boukhrief obtient certains réussites : il y a de l’action brutale qui impressionne un peu, un certain suspense, un climax final pas ridicule qui conclut adéquatement le programme d’un film de genre qui se respecte. Mais de par sa pauvre motivation même (bien faire), Gardiens de l’ordre ne sait pas échapper à des travers bien communs à tous ces films relevant de la décidément pérenne « qualité française » : préséance permanente de la facture du divertissement sur la réalité de ce qu’il est supposé exprimer, vocation ultime à une diffusion télévisée comme « polar de la soirée ». Surtout, pointe chez Boukhrief (dans Gardiens de l’ordre comme dans Le Convoyeur et Cortex) une forme de complaisance qui lui est propre. La mise en scène carrée minimisant les risques tout en voulant impressionner par son économie et la brutalité de ses scènes, les mines de deux mètres de long partout, les jeux de lumière espérant inspirer le malaise entre grisaille diurne de convention et couleurs des mauvais trips nocturnes : des effets de manche qui ne disent pas leur nom et qui trahissent une certaine arrogance, un regard de haut pour signifier à quel point les artisans à l’œuvre « font dans le classique », mais « mieux que les autres », et en plus signifiant. Soit un certain manque de modestie un peu déplacé quand, dans le même mouvement, on fait mine d’en appeler avec déférence à l’héritage d’un genre. Qu’on compare seulement cette proposition-là avec une autre coréalisée, elle aussi, par un critique de cinéma de genre : La Horde de Yannick Dahan (ex-Mad Movies) et Benjamin Rocher, qui tentait tout récemment d’invoquer le (film de) zombie dans le paysage français. Lui aussi attelé à un certain souci d’obéissance à une grammaire cinématographique, tutoyant par moments le nanar à implosion par ses raccourcis de caractérisation et d’écriture, ce « banlieue of ze Dead » n’en faisait pas moins montre d’une réelle générosité, d’une absence de complexes et d’un rapport sincère et productif — car source d’une certaine invention — à son héritage qui le menaient avec succès à son objectif d’hommage et de démonstration « oui, on peut le faire ». Gageons que s’il existe un salut pour le cinéma de genre français décidément toujours en quête de lui-même, il sera un peu plus proche de la décontraction respectueuse et ouverte d’un Yannick Dahan que des roulements de mécanique crispés et stériles d’un Boukhrief.