Grass, nouveau film de Hong Sang-soo, s’ouvre sur un travelling latéral balayant une série de pots peuplés de pousses d’herbe, avant de dévoiler un personnage féminin par un décadrage qui la lie distinctement aux pousses, reproduisant, en accéléré, le processus d’une « éclosion ». La jeune fille se dirige vers un café en traversant une porte en verre, ce qui amène le film à s’installer immédiatement dans une dialectique figurale entre l’extérieur et l’intérieur, qu’il s’agisse des pousses d’herbe, motifs d’extériorité absolue, ou du café, espace intérieur (et auprès duquel la caméra va définir le lieu central de l’action) appréhendé depuis l’extérieur. Le verre (vitre, fenêtre, cadre, etc.), élément-pivot du déploiement de la dialectique, renvoie ainsi à la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur, qu’il dévoile et rend simultanément inaccessible.
Symétrie et cloisonnement
Une fois dans le café, on découvre un homme et une femme qui se font face, chacun surplombé d’un cadre en verre protégeant une photo de végétation. Les pousses d’herbe demeurées à l’extérieur se trouvent alors ré-appropriées par l’intérieur — en plus d’être désormais seulement visibles à partir de la porte en verre, elles deviennent analogiquement cloisonnées par le cadre, qui semble prendre acte de leur devenir-encadré. Or le cadre ne se contente pas d’appliquer son action cloisonnante aux végétaux, puisque le binôme fait lui-même l’expérience d’une double coupure : d’un côté, leur situation dans le café les sépare formellement de l’extérieur, de l’autre le fait que les personnages soient verticalement alignés sur le cadre implique entre eux une symétrie nette qui pose le centre du plan comme axe scindant (on peut déjà noter ici que le cadre qui se trouve au-dessus de leur tête est parfaitement aligné à celle de la femme et décalé de celle de l’homme ; l’élément scindant étant positionné quasi exclusivement vers le personnage féminin). Aussi les deux personnages demeurent-ils silencieux pendant un temps, évoquant brièvement des sujets superficiels, comme si leur situation spatiale les plongeait dans une incapacité à s’ouvrir.
Un deuxième couple apparaît ensuite, positionné comme le premier dont il est une version vieillie (ils se ressemblent, les deux hommes sont acteurs et leurs conversations se font écho) : la femme a devant elle une tasse et l’homme, un verre d’eau. Seule la femme, en revanche, est située en dessous d’une photographie de végétation sous verre, ce qui induit que la frontière ne soit plus dans l’axe symétrique entre les deux cadres de verre mais dans le cadre lui-même qui détient le pouvoir de scinder. L’homme tentera d’ailleurs à plusieurs reprises d’avancer vers elle en lui demandant l’hospitalité (s’installer chez elle, alors qu’il a tout perdu après une dépression) ; toujours assise sous son cadre, elle refusera logiquement de lui ouvrir la porte.
Le troisième couple à se retrouver dans ce café est exceptionnellement assis à l’extérieur. On pourrait ainsi tout à fait admettre qu’il soit parvenu à dépasser la frontière (et, selon le lien causal déjà défini, celle qui sépare un membre de l’autre), la bonne entente qui règne allant en ce sens. On s’aperçoit pourtant d’abord qu’ils reproduisent les couples précédents, suivant le même schéma : un homme, acteur, boit dans un verre, face à une femme et sa tasse. L’effet symétrique, forcément scindant, est accentué par un cloisonnement volontaire du personnage féminin, qui refuse sa proposition de travailler ensemble pendant dix jours. Si le binôme se tient devant une vitre, on n’aperçoit étrangement que le reflet du personnage féminin, qui vient se greffer sur un mur du café. La femme étant l’instance scindante du couple, son reflet donne le sentiment d’une vitre posée entre les deux personnages, substituant à l’image apaisée d’un couple en extérieur la communication problématique entre une figure à l’intérieur et une figure à l’extérieur.
On peut alors avancer que les trois couples apparaissent comme trois versions dans le temps d’un même couple, ayant évolué selon le schéma suivant :
1. Scène d’intérieur : homme et femme séparés par une vitre au-dessus d’eux (la vitre de la femme étant alignée à elle, contrairement à celle de l’homme) ;
2. Scène d’intérieur : femme séparée de l’homme par une vitre au-dessus d’elle ;
3. Scène d’extérieur : femme séparée de l’homme par une vitre entre elle et lui.
On voit que les trois couples évoluent progressivement par le biais d’un déplacement de la frontière originelle entre homme et femme, s’orientant vers son dépassement dans la suite du film. Passer la frontière pourrait alors devenir la quête des personnages ; ainsi de celle qui, sortant de son appartement après avoir descendu les escaliers, traverse la porte en verre, s’assied à côté des plantes, puis rentre de nouveau et réitère frénétiquement la montée et la descente comme si le chemin vers l’extérieur devait être acquis.
De l’ouverture à l’asymétrie
Un quatrième couple semble toutefois quelque peu résister à une pleine insertion dans le schéma général proposé. Cette fois-ci assis dans un restaurant, le couple fait face à Areum (Kim Min-hee), une jeune fille qui écoute et interprète l’intégralité des scènes depuis sa place solitaire dans le café, mais ici surtout la sœur du garçon, qui vient lui présenter sa fiancée. Le frère et sa fiancée, confrontés, côte-à-côte dans le face-à-face, à une nouvelle altérité, se tiennent à côté d’une vitre qui dévoile la végétation extérieure ; autrement dit, s’ils sont apparemment réunis, une vitre les sépare encore de la végétation, empêchant le dépassement du stade de scission (scission accentuée par les lignes structurantes du plan, une poutre et le cadre de la vitre, qui marquent conjointement une frontière matérielle avec la végétation et la sœur). Il leur faut encore sortir pour qu’ils puissent être caractérisés comme couple : c’est effectivement ce qu’ils feront, puisqu’à la fin de la séquence ils se trouvent à l’extérieur, bras dessus bras dessous, bordés par des arbres.
Reste alors aux autres couples à dépasser la frontière qui les sépare. On les retrouve dans le café initial, à la différence près que les plus âgés (2 et 3) sont assis à une même table, dépassant l’asymétrie originelle en buvant, à côté de leur partenaire, dans des verres semblables. Le couple 2 est positionné en dessous du cadre de verre : ils n’ont pas dépassé la frontière mais s’en tiennent à présent à égale distance. Le couple 3 ira en revanche jusqu’au bout du dépassement de la frontière : l’homme et la femme décident de sortir du café et regardent ensemble l’herbe qui pousse dans les pots, jusqu’à finir par s’enlacer en présence d’arbres. Enfin, la symétrie scindante initiale du couple 1 se trouve ultimement dépassée par un coup de force du personnage masculin, qui boit dans la tasse en porcelaine de sa partenaire et, par suite, ne se confond pas dans l’élément du verre. Cette transgression substitue alors à la scission première la possibilité d’un partage : alors qu’il ne laissait d’abord pas paraître ses sentiments, il lui avoue finalement sa peine en même temps qu’elle lui transmet son amour. On peut subséquemment admettre que la scission entre les membres de ces couples était le résultat d’une puissance scindante du verre (celui du cadre ou de la vitre) dans la rencontre avec une position subjective déjà cloisonnée (la femme dans sa première version).
Le film se clôt sur une série de clichés : une photographie de la porte du café ouverte, qui laisse apparaître un arbre d’intérieur, suivie de deux plans du café déserté, où seul demeure l’ordinateur d’Areum. Celui-ci soumettait Areum au règne de la frontière scindante, puisque son écran de verre la séparait de ceux qu’elle regardait (fermé, elle en est libérée — on voit d’ailleurs le personnage se mettre à la table des couples 2 et 3 avant qu’ils ne disparaissent tous de l’écran). Après le générique, les plantes du premier plan reparaissent, pour signaler une ouverture du café sur l’extérieur. Il n’est alors plus directement question d’aller vers l’extérieur, mais de dépasser l’alternative de l’intérieur et de l’extérieur en ouvrant la porte, c’est-à-dire de déployer une hospitalité.