C’est la première fois depuis Haewon et les hommes (2013) que Hong Sang-soo place de jeunes adultes au cœur d’un récit et s’attache à filmer leurs hésitations – celles d’un couple déjà délité, qui caresse un temps l’espoir d’un nouvel élan. Cette forme de « retour » est d’autant plus marquante que Kim Min-hee, l’actrice fétiche du cinéaste depuis Un jour avec, un jour sans (2015), incarne ici à l’inverse un second rôle de peintre et de vieille amie. Si Youngho et Juwon sont tiraillés entre leurs propres désirs et les projets d’avenir imaginés par leurs parents, Introduction ne se borne pourtant pas à un simple conflit entre générations : pris dans un jeu complexe d’échos et de dissemblances, les personnages apparaissent avant tout comme des figures flottantes au sein du jeu cesse renouvelé des variations hongiennes. Chez Hong Sang-soo, la frontière entre les âges s’avère aussi trouble et incertaine que la séparation entre le rêve et la réalité : on entre ainsi dans le songe de Youngho grâce à un léger zoom, pour en ressortir par un simple cut. Que ce soit à travers le déplacement des acteurs au sein du plan, ou par l’évolution du cadre au gré des mouvements de caméra et des changements de focales, la mise en scène refuse de figer la relation entre les personnages.
Un exemple : au cours d’une balade dans Berlin, Juwon est d’abord séparée de sa mère et de son amie (Kim Min-hee) par les branches d’un saule pleureur. Lorsqu’elle exprime son désir de rejoindre Youngho, venu de Corée exprès pour la voir, elle se rapproche de la seconde, qui semble ne pas voir d’inconvénient à ces retrouvailles. Les deux femmes apparaissent alors côte à côte face à la caméra, tandis que le profil de la mère, réticente à ce que sa fille rende visite seule à son ancien compagnon, se détache au premier plan. On observe une semblable reconfiguration de la composition dans la scène du restaurant, où un plan frontal met en avant la symétrie des rapports entre un célèbre acteur et la mère de Youngho, jusqu’à ce que l’arrivée du jeune homme et de son ami ne produise un déséquilibre. Le déplacement de la caméra, désormais légèrement de biais, permet alors d’opposer le comédien aux autres convives, situés de l’autre côté de la table. Zooms et panoramiques n’auront ensuite de cesse de faire et de défaire les alliances, à mesure qu’évolue la discussion et que naissent de nouveaux désaccords.
Au gré des flots
Quel que soit leur âge, les personnages semblent par ailleurs tous atteints d’un mal-être mystérieux et incurable. Il n’est pas anodin que la maladie dont souffre Juwon dans le rêve de Youngho touche ses yeux, tant la jeunesse – c’est d’ailleurs peut-être là la plus belle idée du film – semble avant tout caractérisée par une soif du regard. D’un arbre aux formes étranges, en passant par le ressac de la mer ou leur propre reflet dans l’eau, les jeunes personnages, aussi sensibles à la beauté d’un visage qu’à celle de la nature, sont plongés dans une contemplation perpétuelle. À l’inverse, les adultes marchent sans s’arrêter, indifférents au monde qui les entoure, et discutent devant des fenêtres sans paysage auxquelles la lumière saturée confère une blancheur opaque. Les grands yeux de Shin Seokho, le jeune acteur incarnant Youngho, expriment avec force cette curiosité. Lorsque dans son rêve Juwon lui dit « J’aimerais tant avoir des yeux comme les tiens », il lui répond « ça viendra », comme si leur forme découlait de son regard émerveillé. La façon qu’a le personnage de se baisser pour qu’elle puisse le voir n’est pas sans rappeler le léger recadrage sur le visage de l’acteur observant la neige tomber : dans les deux cas, il s’agit d’embrasser le regard de l’autre. La caméra reviendra également sur l’arbre contemplé plutôt par Juwon, qui était resté hors champ, confondant le cinéma et la jeunesse dans une même attention portée au réel.
Au regard de leur enthousiasme, on peut s’étonner que les personnages fassent preuve d’une vision aussi sombre de leur avenir professionnel, envisagé comme une montagne impossible à gravir. Si Juwon ne parvient pas à ouvrir la porte d’entrée d’un immeuble, c’est peut-être que, contrairement à sa mère, elle ne possède pas encore les clefs lui permettant d’affronter les épreuves se dressant face à elle. Face à cet horizon inquiétant, ils préfèrent vivre dans l’instant, comme Youngho lorsqu’il rejoint Juwon en Allemagne sur un coup de tête ou qu’il se jette dans l’eau glacée. Après La Femme qui s’est enfuie ou Seule sur la plage la nuit, la mer hante de nouveau Introduction, où elle est louée pour sa propreté, en écho à la pureté morale des personnages. Ne pouvant se résoudre à embrasser quelqu’un « pour de faux », Youngho abandonne ainsi l’idée de devenir acteur, là où Juwon considère sa maladie comme une punition pour avoir quitté initialement le jeune homme afin de rejoindre Berlin. Les flots incarnent autant une promesse de vie dans lequel Youngho plonge à corps perdu qu’une menace de mort, Juwon étant prête à se laisser emporter par la vague. Le flux et le reflux des émotions, au cœur du cinéma de Hong Sang-soo, s’incarnent ici tout entiers dans le visage de la jeunesse qui, telle une mer changeante, conjugue émerveillement et mélancolie.