La disette cinématographique imposée par la pandémie est bien loin : après une édition entièrement numérique en 2020, le Festival des 3 Continents a repris ses bonnes habitudes dans les salles de Nantes et de sa région. La 43e édition fut l’occasion de célébrer pas moins de trois anniversaires : les cent ans du mythique studio de la Shōchiku (qui a produit entre autres certains films de Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Masaki Kobayashi ou Kinuyo Tanaka, actrice chez les trois susnommés mais également grande réalisatrice trop longtemps ignorée), les vingt ans du programme « Produire au Sud », étroitement lié au festival et qui a permis l’émergence de nombreux auteurs et autrices contemporain.e.s (Apichatpong Weerasethakul, Lucrecia Martel, etc.), et les soixante-dix ans des Cahiers du Cinéma à travers une série de films ardemment défendus par la revue dès leur sortie. Et puisque abondance de biens ne nuit pas, une ultime section intitulée « Une place sur Terre » répondait directement à la section « La Maison et le monde », imaginée en 2020 pour réfléchir notre vie confinée, et réunissait des œuvres aussi merveilleuses qu’Un été chez grand-père, l’un des premiers films de Hou Hsiao-hsien, encore chroniqueur de ses propres souvenirs, ou l’inoubliable Et la vie continue d’Abbas Kiarostami, dans les ruines du tremblement de terre qui a dévasté le nord de l’Iran au début des années 1990.
De même, la sélection officielle (dans ses deux volets, compétitif et non-compétitif) a redoublé de qualité, profitant aussi de l’embouteillage général dans les canaux festivaliers et du jeu des « premières françaises », a contrario de l’an passé où nombre de films préféraient attendre le retour des événements en salle plutôt que de se dévoiler en ligne.
Moments de grâce
La présentation de Days, le nouveau film de Tsai Ming-liang, a été l’un des temps forts de cette édition. En compétition pour l’Ours d’or à Berlin il y a déjà bientôt deux ans, il n’avait été accessible que sur Arte.tv ou, déjà, aux 3 Continents 2020. Une fois les salles rouvertes, sa reprogrammation s’imposait d’elle-même tant le onzième long-métrage du maître taiwanais déploie une ampleur souveraine et mélancolique qui s’apprécie à sa juste valeur sur grand écran. Le cinéma radical de Tsai Ming-liang atteint ici une forme d’épure telle qu’il en devient un simple mouvement, un élan aussi net et précis qu’instinctif. Soit deux hommes, présentés dans un montage alterné : le premier (Lee Kang-sheng, acteur fétiche du cinéaste) dépérit dans sa grande maison sur les hauteurs de la ville, multiplie les bains et les séances d’acuponcture pour sauvegarder un corps qui vieillit tandis que le second (Anong Houngheuangsy), plus jeune et prolétaire, mène une vie plus modeste dans un immeuble délabré. La rencontre a lieu dans le salon de remise en forme où travaille le second. Comme pris par une puissante force d’attraction, ils se donnent rendez-vous au restaurant puis dans une chambre d’hôtel où l’érotisme du film culminera dans une séquence d’une rare élégance, une très longue séance de massage. Les deux heures silencieuses que dure Days convergent vers ce réapprentissage du toucher, de la caresse. L’étreinte amoureuse est ramenée à son expression la plus abstraite, la plus essentielle. Il suffira d’un détail du plan final, un petit objet (une boite à musique) et sa ritournelle (la fragile mélodie des Feux de la rampe de Chaplin), pour libérer l’émotion contenue tout au long de ce film bouleversant.
Days de Tsai Ming-liang
Quelques minutes auparavant, un long plan fixe sur Lee Kang-sheng endormi renvoyait directement à une autre image, celle d’une dame assise sur le bord d’un lit, observant sa sœur en train de rêver. C’est ainsi que se conclut Juste sous vos yeux, l’un des nouveaux films de Hong Sang-soo, dont la régularité à enchanter n’étonne même plus. Ici, c’est d’un retour qu’il s’agit, celui de Sang-ok (Lee Hye-young), rentrée des États-Unis où elle exerce son métier d’actrice pour rendre visite à sa benjamine en Corée et lui apporter une funeste nouvelle. À la mesure de l’héroïne, qui décide désormais de se contenter de la beauté immédiate du monde, celle qui n’existe que simplement, dans l’ici et maintenant, « juste sous ses yeux », le film recèle d’épiphanies : la traversée d’un parc saturé du vert des pelouses et des feuilles d’arbres, plus petit que dans les souvenirs, le retour dans la maison d’enfance où l’apparition soudaine d’une petite fille laisse place au doute sur sa nature fantomatique, le rire franc, jusqu’aux larmes, après l’énième petite lâcheté d’un homme au téléphone. En accentuant encore sa recherche d’épure, Hong Sang-soo parvient à atteindre une netteté de trait, si affilé qu’il ne produit plus que des scintillements, des événements émotionnels éphémères, presque insaisissables mais profondément doux. Et cette fois-ci, plus encore que dans ses précédents long-métrages, il laisse une place prépondérante au silence, à celui qui survient au cœur des discussions, témoigne plus d’un sentiment de plénitude que de gêne et accompagne l’assoupissement de ses personnages, comme une matière vitale essentielle, où adviennent les micro-miracles de l’existence.
L’année Hamaguchi
Le statut non-inédit en France de Juste sous vos yeux ne pouvait le faire prétendre à une place en compétition : on peut donc voir comme un clin d’œil du destin que le récipiendaire de la Montgolfière d’or soit, finalement, un film qui s’inscrit explicitement et pour la première fois dans la filiation du cinéaste coréen. Contes du hasard et autres fantaisies, le « nouveau » film de Ryūsuke Hamaguchi, reprend beaucoup de motifs reconnaissables, qu’ils soient narratifs (des imbroglios amoureux, des rencontres inopinées, des jeux de séduction) ou techniques (de longs plans-séquences fixes qui étirent les discussions, des zooms sur les visages qui les isolent momentanément). Il s’amuse même à transformer Tokyo, figuré comme le Séoul « hongien » dans un dédale de petites rues en pente, de petits cafés déserts où l’on mange des pâtisseries, avec des gratte-ciels pour horizon. Les trois segments indépendants qui composent l’ensemble prolongent pour autant les pistes chères au réalisateur de Drive My Car : chaque histoire est liée aux autres par un rapport dialectique entre la parole et les corps qui vient compléter ou contredire les hypothèses. En cela, Contes du hasard et autres fantaisies pourrait être vu comme un film-laboratoire où Hamaguchi peaufine sa forme et teste la précision de ses mécaniques scénaristiques, tout en les troublant et les érotisant. Car tel est le nœud ici, le potentiel sexuel des mots : le premier conte l’expose explicitement (le personnage masculin confesse une nuit de palabres avec une jeune femme, plus excitante encore qu’une nuit d’amour), les deux autres le problématisent. D’abord en l’exacerbant (une jeune fille tente de séduire son professeur réticent – et de le faire bander – en lui imposant la lecture de ses propres écrits lubriques) pour trouver son point limite. Puis, en cherchant au contraire la porosité des discours amoureux et amicaux (la rencontre et le quiproquo qui s’étire entre deux femmes, dont l’une pensait à tort avoir reconnu une ancienne amante). Plus cérébral et théorique, Contes du hasard et autres fantaisies est sans doute plus modeste que Drive My Car, qu’il précède, mais s’insère néanmoins parfaitement dans la cohérence d’une œuvre qui ne cesse de prendre de l’ampleur.
Puissances du faux
La compétition accueillait également la première projection hexagonale de Vengeance is Mine, All Others Pay Cash du réalisateur singapourien Edwin, primé cet été à Locarno d’un Léopard d’or surprise. Il faut dire que derrière la virulence prometteuse de son titre, le résultat est décevant : s’attelant à réhabiliter le cinéma bis des années 1980 – 1990 de son pays, dans un emballement stylistique qui se voudrait délirant et virtuose (du mélodrame échevelé au gore, en passant par le polar revanchard), le film peine à maintenir le rythme de ses séquences, s’affaissant progressivement dans une mollesse de plus en plus vulgaire. C’est donc vers l’autre titre lucarnois (Léopard d’argent) qu’il fallait se tourner pour repartir de Nantes avec la proposition la plus inclassable et neuve : A New Old Play du peintre-cinéaste chinois Qiu Jiongjiong. Durant près de trois heures se déploie une fresque historique à rebours de toutes les conventions du genre (et du récit officiel), dans le sillage d’une troupe d’opéra et de ses tribulations, au gré des changements politiques, des révolutions, des guerres mondiales et civiles qui ont secoué la Chine dans la première partie du XXe siècle. Intégralement réalisée en studio, la mise en scène convoque d’emblée le souvenir d’un cinéma des origines (cadre fixe, décors en carton-pâte, effets spéciaux artisanaux, jeux optiques) pour en épuiser tous les possibles, trouver une harmonie dans un bain de dissonances sonores et d’imagerie baroque (le film s’ouvre sur une longue séquence dans les Enfers, depuis lesquels toute l’histoire est contée). A New Old Play est si foisonnant que l’on mentirait si l’on affirmait avoir saisi toutes ses subtilités – sa forme surchargée peut même exaspérer par endroits, avant de toujours se rattraper par une pirouette insoupçonnée. Mais s’y abandonner, c’est renouveler sa croyance dans les puissances du faux et de ses fééries. Alors qu’aucune information n’a, pour l’instant, fuité sur une future sortie en salle, saluons le jury Étudiant du Festival qui lui a décerné son prix. Définitivement, le voyage à Nantes forme la jeunesse.