Allant toujours plus loin dans l’épure, Hong Sang-soo resserre l’intrigue de son nouveau film au sein d’un décor unique, un immeuble du quartier de Gangnam. Walk Up observe littéralement la vie des personnages défiler à chaque étage, comme s’il s’agissait d’une maison de poupées, pour cartographier aussi bien leurs désirs que leurs angoisses. Ce lieu parfois étouffant l’est d’autant plus que les fenêtres donnent sur des extérieurs surexposés n’offrant aucune échappatoire. Le reste du monde, justement, reste hors champ, à l’exception de l’entrée de l’immeuble ; il n’en est question qu’à travers les conversations des personnages. Plus encore, il apparaît comme une sorte de vide où les personnages sont menacés de disparaître. Lorsqu’au début du récit, Byungsoo s’absente pour rejoindre son producteur, son absence se fait si longue que sa fille Jeongsu va jusqu’à le considérer comme « une personne disparue » et propose de faire comme s’il n’avait pas été à leurs côtés quelques minutes plus tôt. Dans la scène suivante, la caméra prend de fait la place qu’il occupait auparavant autour de la table. Les nombreuses sorties de Sunhee, la compagne de Byungsoo, qui laisse le personnage seul et désespéré dans l’attente de son retour, nourrissent cette dynamique et préfigurent la séparation future du couple.
L’opposition entre intériorité et extériorité est également au cœur de la caractérisation des personnages, dont la surface (les airs doucereux de Madame Kim, la propriétaire des lieux ; l’assurance de Byongsoo, qui est réalisateur) cache une nature au fond inverse (perverse pour la première, craintive pour le second). Cette contradiction se fait la matrice d’identités aussi complexes que mobiles, Byongsoo pouvant par exemple changer de régime alimentaire comme de croyances en passant d’une pièce à l’autre. Entre ces différents espaces, correspondant chacun à un pan de la vie des personnages, le cinéaste met en place une série de circulations : l’intrusive Madame Kim aime ainsi entrer librement chez ses locataires, quand elle n’ouvre pas leur courrier, soi-disant par mégarde. L’appartement que Byongsoo occupe avec sa compagne Sunhee, où il vivra ensuite en compagnie de sa nouvelle amante Jiyoung, est quant à lui relié à celui du dessus par une fuite d’eau. Les portes, souvent équipées de vitres transparentes, laissent enfin entrapercevoir des ombres aux contours flous, comme les fantômes d’une autre vie – telle l’apparition de Jiyoung, d’abord réduite à l’état de silhouette.
Plus encore qu’une circulation (entretenue par des effets d’échos et de répétitions reliant les habitants les uns aux autres), une certaine confusion habite le microcosme dépeint par le film, où s’entrecroisent réel et imaginaire — cf. la manière dont certains personnages semblent partager des souvenirs différents de scènes que l’on a pu voir précédemment. Cette logique trouve son acmé dans un très beau plan fixe où le réalisateur s’endort sur son lit, tandis qu’une discussion entre lui et Sunhee, annonçant le délitement prochain du couple, émerge en voix-off à la manière d’un rêve ou d’une réminiscence. Le film se termine d’ailleurs sur une discontinuité temporelle qui achève de brouiller les pistes : on y voit Byongsoo retrouver sa fille au sortir de son rendez-vous avec le producteur, qu’il était parti rejoindre plus tôt dans le film, occasionnant de la sorte un vertigineux retour en arrière. Rétrospectivement, les différents épisodes du récit se présentent comme autant de vies possibles, rythmées par les apparitions et les disparitions, les coups d’arrêts et les nouveaux départs — Byongsoo s’absentant lui-même régulièrement pour une poignée d’heures, et parfois même pour cinq ou dix ans d’absence. Plus largement, presque tous les habitants cessent à un moment leur activité, souvent artistique (cinématographique, picturale ou musicale), pour finalement la reprendre plus tard ou emprunter une voie différente. L’immeuble blanc devient dès lors le témoin du temps qui passe et de la vie qui continue, au rythme de ses infinies variations.