Puisque le cinéma de Hong Sang-soo compte de nombreuses scènes de questions-réponses avec un réalisateur (Les Amours d’Oki, Un jour avec, un jour sans), autorisons-nous aussi de partir du Q&A organisé par la Quinzaine à l’issue de la projection de De nos jours… lors du dernier Festival de Cannes. Le cinéaste y décrivait l’idée à l’origine de son film : après avoir pris en photo ses deux acteurs, Kim Minh-hee et Ki Joo-bong, Hong Sang-soo a parcouru un matin sa galerie d’images et y a retrouvé les deux clichés côte à côte sur l’interface de son smartphone. Cette découverte fortuite et anodine lui a inspiré la structure de ce film bicéphale qui suit, en montage alterné, une même journée dans la vie de Sangwon, un actrice en retrait de l’industrie cinématographique, et de Hong, un poète qui essaie d’arrêter, non sans difficultés, le tabac et l’alcool. Encore plus que dans les précédents films du cinéaste, la mise en abyme de sa relation avec sa compagne ne fait ici aucun doute (le film s’ouvre sur un grand miroir), mais les liens qui unissent les deux pôles du récit sont, au départ, moins évidents. Le principe ludique de De nos jours… consiste à alterner entre deux situations qui ne se répondent qu’indirectement, au gré d’échos plus ou moins explicites. Seules les mentions, pour l’actrice, d’une rencontre avec un poète qui l’a un jour inspirée, d’une habitude culinaire commune (une sauce très épicée ajoutée à des ramyuns) ou d’un goût partagé pour les siestes prolongées, nous suggèrent que les deux personnages se connaissent.
Sangwon et Hong ne se croisent ainsi jamais mais ne cessent de tisser des liens invisibles entre eux, au fil d’un échange in absentia pris en charge par le montage. De manière équivoque, le chat que nourrit Kim Minh-hee pendant la scène d’ouverture est prénommé « Nous » : il s’agit d’être à la fois seul et ensemble. Le récit prend d’ailleurs une tournure un peu dramatique au moment où le félin se volatilise, laissant craindre une fracture (le film est, contrairement à La Romancière, en apparence très apaisé). Précaire comme la texture de l’image, avec les mêmes blancs surexposés que Juste sous vos yeux, le montage n’est en effet qu’une corde fragile reliant les deux personnages, qui tissent par ailleurs chacun des interactions plus ou moins superficielles : l’actrice est hébergée chez une amie peu aimable et accueille sa cousine de retour d’un voyage au Brésil ; le poète, qui connaît selon un intertitre « une popularité grandissante auprès des jeunes », est quant à lui suivi par une étudiante documentariste et interrogé par un acteur en formation, venu lui demander des conseils.
Parmi les derniers films du cinéaste, De nos jours… est l’un des plus drôles, mais aussi l’un des plus simples (après le superbe in water, summum de minimalisme). Certaines scènes sont complètement dénuées d’enjeu (par exemple la première, qui se repose essentiellement sur la beauté souveraine d’un chat nonchalant), tandis que le récit s’achemine sur la solitude du poète, après le départ des deux jeunes avec qui il a cédé à la tentation de l’alcool et de la cigarette. « Pour atteindre la sincérité, il faut enlever les couches » recommandait Sangwon à sa cousine, un peu plus tôt dans le récit. C’est le beau paradoxe de ce film sous le signe du « Nous », qui se conclut sur un dépouillement absolu : un homme, seul sur une terrasse en béton, allume sa cigarette et boit un verre de Black Label en regardant l’horizon. De nos jours… est peut-être ainsi le film le plus réflexif du Hong Sang-soo « dernière période », celui où il se met le plus en scène. En écho à l’évolution récente de sa méthode, puisqu’il occupe désormais quasiment tous les postes au tournage, Hong (et son double) apparaît esseulé mais aussi étrangement apaisé, heureux d’être triste et enfin seul.