Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme : ce titre célèbre pourrait servir de résumé au nouveau film de Hong Sang-soo, dont le récit limpide et rectiligne, pourtant loin des structures éclatées qui ont fait sa marque de fabrique, parvient à nouveau à restituer la puissance épiphanique des petits riens. Si l’usage d’une image pixellisée à très basse résolution ne constitue pas une nouveauté chez le cinéaste coréen, jamais les couleurs de ses films n’ont paru aussi baveuses, comme un prolongement inattendu de l’esthétique nabi en Extrême-Orient. L’emploi d’un numérique poussé dans ses derniers retranchements, notamment en matière d’exposition à la lumière naturelle, trahit surtout le désir de révéler par les moyens les plus simples l’harmonieuse beauté d’un monde prosaïque. C’est au fond ce que raconte l’héroïne lorsqu’elle évoque ce qui l’a empêché de se suicider lorsqu’elle était adolescente : la perception exacerbée de la laideur environnante s’éteint lorsque, aux portes de la mort, se manifeste soudain une beauté discrète et profuse, tapie dans les plus infimes parcelles de ce qui s’offre au regard.
Le film cultive un rapport quasi phénoménologique à l’espace, dans un mouvement d’abandon à la plénitude de l’instant présent. Inattendu, le surgissement d’écrins de verdure dans le monochrome bétonné de la province coréenne offre une série de refuges à Sangok. Pour fumer ses cigarettes dans les parcs qu’elle arpente, elle se cache ainsi à l’abri des regards, au cœur d’alcôves formées par l’arc-de-cercle d’un petit pont ou la forme hélicoïdale d’une feuille adéquatement placée au premier plan. L’architecture des plans rend un temps compte de la distance qui la sépare des autres : lors d’une discussion houleuse avec sa sœur, le fleuve au fond du cadre dessine ainsi une série de lignes horizontales accentuant la distance entre elles. Mais, peu à peu, le paysage se transforme en un « milieu », vaste écosystème avec lequel Sangok ne fait progressivement plus qu’un, dans un mouvement de rapprochement généralisé avec ce qui l’entoure. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à comparer le premier et le dernier plan, sensiblement les mêmes, à un détail (d’importance) près : les tours cadrées par Hong Sang-soo, qui prend soin d’en souligner la géométrie monumentale, apparaissent d’abord derrière un tulle épais (dont le quadrillage reproduit la forme des pixels), avant de revenir telles quelles, avec une netteté nouvelle, à la toute fin. Le film ne raconte au fond rien d’autre que ce retrait d’un voile qui sépare l’héroïne, spectatrice de sa propre existence, du reste du monde.
Pédagogie de l’œil
Ce qu’il y a peut-être de plus beau chez Hong Sang-soo réside dans une certaine exigence du regard, une sorte de pédagogie de l’attention sur une somme de détails dont la signification ne cesse de bouger. Un instant de distraction, et le spectateur inattentif risque de manquer le moment où les objets se mettent à faire signe, à devenir les révélateurs des non-dits qui minent les relations des personnages. Lors de la grande scène de déjeuner du film (tournée dans le même café où Kim Min-hee écoutait patiemment les clients de Grass), c’est un simple pot de fleur qui marque les temps forts des retrouvailles de l’héroïne avec un ancien metteur en scène. Le cinéaste et l’actrice se trouvent de part et d’autre du plan scindé en deux, l’homme surplombant une armoire remplie de babioles, tandis qu’une plante jouxte l’épaule de la femme. Cette opposition sommaire s’estompe toutefois au fil de la séquence, lorsqu’un léger déplacement de la caméra place les fleurs au centre de l’image. À l’intersection des deux protagonistes, elle sert visuellement de jonction entre eux tandis que monte un désir partagé. En révélant un lourd secret, l’actrice jette soudain un froid sur la conversation et en exclut le réalisateur ; la caméra zoome alors sur la femme qui se perd dans ses pensées tandis qu’elle débute un morceau de guitare. Par la répétition d’un même motif (striées horizontalement, les tiges de la plante ressemblent aux cordes de l’instrument), l’héroïne semble à nouveau se lover dans une bulle où elle oublie d’un coup toutes ses angoisses – ce que confirmera, à la fin du plan, un discret sourire. Il s’agit toutefois d’un moment fugace : le morceau est raté, les cordes sonnent mal et c’est l’abîme dépressif qui se dévoile à nouveau, relançant la recherche éperdue d’un nouvel instant suspendu. Si l’écriture de Hong Sang-soo s’est souvent attachée aux choses les plus infimes, rarement son économie de moyens est parvenue à susciter un tel éventail d’émotions.