Le temps nous avait manqué au Festival de Cannes pour évoquer Grigris de Mahamat-Saleh Haroun lors de sa présentation en compétition officielle. Lacune réparée à l’occasion de sa sortie en salle. Un jeune homme paralysé d’une jambe tente de s’inventer une existence dans un pays déliquescent.
Grigris est peut-être avant tout le récit de présences. D’abord celle du personnage-titre ; Haroun le fait apparaître comme il l’a découvert lors du FESPACO en 2011 : une présence « surnaturelle » et magnétique. Sur la piste de danse, un corps exécute d’improbables figures avec ses membres élastiques, lance sa jambe inerte, l’enroule autour de sa silhouette, semble vivre une transe qu’il communique à l’assistance : « Quand tu danses, c’est comme le tonnerre ! » lui glisse une personne transportée par la saisissante performance. Puis le film devient bientôt la mise en présence de Grigris avec Mimi, une métisse faisant appel à lui pour des photos peu vêtues. Quand le corps de l’un est maudit par son handicap et ses difformités, l’autre l’est aussi, mais pour sa resplendissante beauté qui la conduit, dans un principe de survie, à vendre ses charmes, tout particulièrement à des Blancs – elle est de père français inconnu, ce qui induit une forme de mécanisme de reproduction d’une génération à l’autre.
« Le miroir de l’autre »
La rencontre entre les deux personnages se fait sur le mode de l’attraction et de la circulation des désirs ; les regards et les corps réagissent l’un à l’autre, Haroun parvient à saisir et inscrire à l’écran cette aimantation qui opère par le biais d’un informulé, d’une logique presque purement physique. Un peu plus tard, Grigris développe les clichés de cette séance de photo (tout autant une scène de séduction particulièrement sensuelle), dans ce laboratoire argentique, la chimie joue à plein son rôle de révélateur ; la beauté de Mimi apparaît – autre forme de mise en présence – et lui inspire un large sourire hésitant entre contentement, fascination et émotion. Entre ces deux corps dissemblables se produit une reconnaissance de condition ; ils sont, chacun à leur manière, des déclassés et des marginaux évoluant dans une zone de non-droit – politique, sociale, morale, religieuse. Au-delà de leur évidente dissemblance physique, Grigris et Mimi représentent ainsi chacun le miroir de l’autre.
La paternité (Un homme qui crie) et ses formes de substitution (Daratt) jouent un rôle central dans les films précédents de Haroun, avec des structures empruntant beaucoup à la tragédie. Une relation père-fils de substitution s’ébauche dans Grigris puisque c’est la maladie de son oncle, chez qui il vit avec sa mère, et les soins exorbitants en découlant, qui vont déclencher le pernicieux engrenage. Auparavant, lorsque l’oncle lui propose de reprendre son commerce de « tailleur-photographe », son neveu refuse sans ménagement, la voie de la transmission et de l’héritage est ainsi clairement rompue. Pourtant Grigris va entamer sa lutte pour payer les factures de l’hôpital comme il le ferait pour un père. Mais cette question du lien père-fils va rester à la périphérie du récit tandis que le centre est annoncé dès la deuxième scène : la circulation de l’argent. La représentation d’une chaîne maudite renvoie directement à L’Argent de Robert Bresson, c’est-à-dire une diffusion du mal de main en main, un mode de contamination formant progressivement un engrenage réticulaire et fatal. Dans une filmographie largement travaillé par des structures tragiques (un père sacrifiant son fils dans Un homme qui crie, un fils trouvant un père de substitution en celui qu’il devait tuer par vengeance familiale dans Daratt), Haroun multiplie ici les champs de tension en ce sens : famille, honneur, argent, amour.
« Les corps, les visages et les peaux »
Alors que l’inextricable aspire les personnages dans un entonnoir sans issue, Haroun ouvre cependant une brèche. On passe de la logique de la fuite en avant (les combines et compromissions) à une fuite des deux amants vers le lieu d’une possible réinvention – à condition que le passé ne ressurgisse pas, laissons planer le suspense. Il s’agit d’un Éden rural doté d’un ordre matriarcal ; Mimi y trouve le moyen de ne plus être l’objet de désir des hommes et accède à une autre fonction de son corps : la maternité. Quant à Grigris, il n’a plus à imposer à son enveloppe meurtrie le fait de nager, courir, se battre, ni de s’adonner à toutes les contorsions morales, mais seulement à celles de la danse, à laquelle il aspire, tout comme à l’amour. Il émane de cette dernière partie l’impression d’une relance scénaristique qui, malheureusement, dessine une forme d’étiolement du récit, rompant avec la dynamique et l’intensité de ce qui a précédé. Ce finale moins convaincant ne doit toutefois pas occulter la grande tenue de Grigris, à bien des égards admirable d’un point de vue dramatique et plastique.
Haroun témoigne en effet d’une verve et d’une inventivité dans sa réalisation, par exemple la scène de déchargement de l’essence perçue depuis l’habitacle de l’auto, faisant surgir des ombres de la nuit. Il imprime des ruptures rythmiques en passant de la contemplation à la nervosité ; travaille les corps, les visages et les peaux en relation avec leur environnement – notamment les matières des éléments urbains de N’Djamena, comme le revêtement des murs –, alternant les plans serrés et des compositions plus larges utilisant au mieux les possibilités du Scope. Les séquences nocturnes donnent lieu à de superbes compositions chromatiques, et le segment en clair-obscur où les contrebandiers s’aventurent dans un tunnel se dote d’une grande puissance cinématographique. Les visées esthétiques de Haroun ne versent pas dans l’esthétisme complaisant (ou, encore pire, dans une esthétisation de la misère), car si elles visent bien l’impact plastique, elles demeurent toujours inséparables d’un récit où survie et fatalité se regardent en chiens de faïence, d’un œil noir.