Puisque Lingui parle de « liens », permettons-nous d’abord un petit préambule sur la place qu’occupe le film de Mahamat-Saleh Haroun par rapport aux autres titres présentés jusqu’ici en compétition. Si la critique festivalière s’attarde souvent sur les thématiques qui se dégagent volontairement ou non de la juxtaposition des œuvres, elle évoque moins fréquemment les fluctuations de tonalités, de formes et d’humeur occasionnées par l’entrechoc des projections. D’Ozon à Haroun, par exemple, on relèvera évidemment une similitude scénaristique (un combat pour une opération médicale interdite – respectivement une euthanasie et un avortement – qui s’achève dans les deux cas sur un « tout s’est bien passé »), mais peut-être moins la disparité que produit la découverte de Lingui après deux films « foufous » dans leurs effets (Carax et Lapid) et un autre très carré, voire balisé, dans l’avancée de son récit (Ozon). Il serait même tentant, mais un tantinet rapide et réducteur, de saluer en réaction le sens de l’épure du cinéaste tchadien, au risque de confondre cette épure avec une transparence, ou d’en faire la marque d’une simplicité. Ce n’est guère le cas : dépouillé, Lingui, les liens sacrés n’en demeure pas moins très varié dans sa forme, qui multiplie les ruptures de tons (par exemple : passage soudain d’une scène nocturne en extérieur à une scène diurne en intérieur), les débordements sonores (le souffle collectif d’un groupe de jeunes hommes qui viennent de sauver une adolescente de la noyade), ou encore les ellipses, pour mieux varier vitesses et registres.
Lingui a pourtant a priori tout d’un film « à sujet » : Maria, une jeune femme enceinte, annonce à sa mère, Amina, qu’elle désire avorter. D’une génération à l’autre, un drame se rejoue, celui d’être mère trop tôt et d’accoucher d’un enfant qui ne connaîtra pas son père. Mais à rebours de ce postulat archétypal et de l’urgence qui le sous-tend (récolter la somme nécessaire pour un avortement illégal, affronter la pression et le jugement d’une société tchadienne patriarcale, etc.), Mahamat-Saleh Haroun choisit de prendre son temps. Voilà un film qui déplie ses scènes, en considérant les spécificités de son décor pour donner corps au récit. En témoigne cette belle scène au milieu de l’intrigue, qui à la fois rappelle son titre (mentionné lors d’un dialogue) et en synthétise la trajectoire formelle. Il s’agit des retrouvailles entre Amina et sa sœur, venue lui demander de l’aide alors que sa fille est sur le point de subir une excision. Un pacte se dessine ; les deux sœurs ont besoin l’une de l’autre pour faire face à leurs difficultés respectives. La réunion apparaît de prime abord entravée : les deux femmes ont été trop longtemps éloignées, elles sont d’ailleurs séparées dans l’espace par un poteau scindant le cadre en deux. Il faudra un déplacement des corps et de la caméra, et par là une altération de la symétrie initiale de la composition, pour qu’elles enterrent la hache de guerre. Après lui avoir annoncé l’avortement prochain de sa fille, Amina reçoit de sa sœur un bracelet qu’elle pourra revendre. Ce motif du cercle déborde sur le plan suivant, avec un petit jouet pour chien accroché à une corde à linge. La ligne, puis le cercle ; la séparation, puis la réunion. La séquence figure de la sorte une collaboration sororale et la persistance des liens (sacrés), comme l’annonçait la scène d’ouverture – une fabrication de paniers en métal, constitués de fils de fer (des lignes) extraits de pneus de voiture (des cercles). Un tressage à l’image d’un film qui parvient à trouver un équilibre entre la rigueur de son scénario et la souplesse de sa mise en scène.