Ce fut un bonheur que de voir débarquer sur les écrans les trois premiers films de Nanni Moretti, peu visibles jusqu’ici, à l’été 2009. C’en est un autre que d’accueillir cette très belle édition DVD signée Montparnasse. Elle reprend le passionnant programme de reprise et l’augmente de nombreux suppléments. Un superbe coffret.
Les trois premiers longs métrages de Nanni Moretti – Je suis un autarcique (1976), Ecce Bombo (1978) et Sogni d’Oro (1981) – permettent de remonter aux sources du dilemme morettien. On y voit naître l’alter ego de Nanni Moretti jusqu’à Palombella Rossa (1989), Michele Apicella, dont l’existence se confond avec une aporie dans une Italie désillusionnée. Ce jeune homme irascible et touchant a une question chevillée au corps : comment appartenir au monde sans s’y compromettre ? Critikat s’est déjà penché sur ces films sortis en reprise à l’été 2009 dans un article assez fourni, mais la richesse et le nombre de suppléments passionnants justifient amplement le fait d’y consacrer un article.
Entretiens et documents
Chacun de ces trois films est couplé avec un petit documentaire d’une vingtaine de minutes (Je suis un autarcique/Cinema Autarchico, Ecce Bombo/I Notturni Maestri Cantori et Sogni d’Oro/Publico di Merda). Quelques extraits de ce ceux-ci s’intercalent (à noter aussi quelques passages de courts : La Sconfitta, Pâté de bourgeois, Come Parli, Frate ?) entre des entretiens avec divers intervenants, comédiens avant tout, mais aussi observateurs de cette filmographie ; parmi eux, les frères Taviani notamment. On y prend connaissance de nombreuses anecdotes liées aux débuts du cinéaste. On pourra d’abord retenir la rage de Nanni Moretti à montrer, presque de force, ses courts-métrages. Ceux n’ayant pu y couper n’ont évidemment pas regretté, ils en sont sorti comme sonnés par ce jeune homme introduisant le doute et l’ironie dans une époque de certitudes péremptoires post-1968. On tente aussi de définir cet étrange comique morettien basé sur l’autodérision : original et oblique, mais aussi hargneux et amer, proche du désespoir. Films d’une époque, largement nourris par le vécu d’une génération, l’impact et la résonance se prolongent pourtant ; il y a quelque chose d’éternel dans le malaise de cette jeunesse pourtant très typée (petite et moyenne bourgeoisie romaine fréquentant les milieux de la gauche extrême). L’extraordinaire acuité du regard de Moretti est justement louée, notamment à propos de Sogni d’Oro ; en 1981, le cinéaste avait tout compris à l’atomisation des goûts, du public et de la société, prémisses à ce qu’un intervenant définit comme « la dictature de la télévision ».
On retrouve également Nanni Moretti lui-même avec deux entretiens, dans lesquels il définit les grandes lignes de ses débuts. Partant de sa fréquentation de cette gauche extra parlementaire, selon lui en désaccord à l’intérieur mais toujours soucieuse de laisser paraître une harmonie factice, le cinéaste décrète que le linge sale se lave en famille et en public. Il définit deux axes à ses films : montrer l’univers politique et social de sa génération et se moquer de cette dernière. À propos de l’économie de son premier film, fait au super‑8, il convoque le sport dans une belle parabole. Ne pouvant produire ce qui deviendra Je suis un autarcique, il a choisi de tourner ce film « narratif, normal » avec les moyens de l’underground. Joueur de water-polo de haut niveau, étant moins charpenté que ses adversaires, il opta pour la feinte et le contournement. Face au but : une trajectoire courbe plutôt qu’un boulet de canon puissant, c’est ce que l’on appelle un lob. Le super 8 et le cadre fixe furent donc un équivalent cinématographique du lob : une manière de prendre place et de s’imposer d’une manière détournée.
Le PCI et moi…
« En partant de notre héritage, le but est de construire une chose plus grande et plus belle » entend-on au début de La Cosa (1990). Cette chose est le Parti Communiste Italien, grand parti électoral de l’après-guerre. Les démocraties populaires balayées par le vent de 1989, une URSS mal en point, l’heure est aux questionnements existentiels pour ce PCI. D’autant plus que la classe politique nationale s’apprête à être passée à la moulinette de l’opération mani pulite (mains propres). La Cosa est le fascinant pendant documentaire et public de Palombella Rossa, film-somme qui en finit avec l’alter ego Michele Apicella, où ce dernier, devenu amnésique, tente de faire le bilan de ses engagements. Après ce dernier, Nanni Moretti parlera en son nom, à la première personne, dans le fameux Journal intime (1994). La Cosa est tout simplement un grand film documentaire, notamment sur la parole politique, que le dispositif minimaliste privilégie. Lorsqu’il y a un mouvement de caméra, c’est pour aller chercher une parole venue se superposer à celle qui se trouve dans le champ.
Sentant qu’un peu de lui-même, de sa dialectique politique personnelle, se jouait dans ce changement de nom, Nanni Moretti a suivi les débats dans les cellules du PCI, de sections en sections : en Sicile, à Gênes, à Bologne, à Naples, à Turin, à Milan… Filmé à la base de la structure partisane pyramidale, c’est un très riche, et souvent émouvant, instantané de ce PCI, « déstalinisé » dès 1956 contrairement au PCF, qui se joue à l’écran. L’Histoire est évidemment de la partie : que faire de l’expérience communiste passée à travers le monde ? Comment être dans le dépassement d’une histoire sans (re)nier ce qui a précédé ? On aboutit forcément à la relation de l’histoire collective à celle des individus. Une dame âgée explique l’éveil de sa conscience en 1945, à l’âge de 12 ans. Demandant à sa mère illettrée pourquoi on la faisait travailler si durement, elle n’a pas eu de réponse. Puis elle a rencontré le Parti, celui où l’on apprenait aux ouvriers et paysans à ne pas ôter son couvre-chef devant son patron ou son propriétaire, mais aussi à lire. De ce défilement passionnant, on retiendra la présence des problématiques morettiennes essentielles, notamment la difficulté d’agir, la relation des individus avec le corps social ou encore le fait d’être minoritaire.
Nanni et les autres
Avec Journal d’un spectateur (2007), on retrouve Nanni Moretti dans un dispositif proche de Journal intime. Très bref (trois petites minutes), il s’agit en fait d’un segment de Chacun son cinéma (2007), film collectif des habitués du palmarès cannois à propos de leur lien aux salles obscures. On y voit le cinéaste parmi les fauteuils de différentes salles, devisant à la fois pour lui-même et les spectateurs dans des monologues si caractéristiques. On avait deviné ce fétichisme des lieux (capable de citer quels films il a vus dans telle ou telle salle), la transmission est aussi l’un de ses grands soucis, notamment en direction de son fils, fasciné et enthousiasmé par la bande annonce de Matrix… Dans Le Jour de la première de « Close-Up » (1995), on retrouve Nanni Moretti en exploitant, ce qu’il est vraiment depuis 1991, année où il a ouvert à Rome le cinéma Nuovo Sacher avec Angelo Barbagallo. Il s’agit dans cette salle de dérouler un tapis rouge et d’organiser le triomphe du film de Kiarostami. Mais ce serait sans compter avec Le Roi lion qui se joue par ailleurs… Une constante revient, comme une obsession, celle de se confronter aux autres, de se positionner par ses goûts, et d’avoir raison tout en se sachant minoritaire, un perdant digne et magnifique.
Le Cri d’angoisse du spectateur (2002) est constitué de chutes d’Aprile, et pose logiquement, comme ce dernier, la contradiction entre le cinéaste et un pays en train de tomber dans les bras d’un certain Silvio Berlusconi. Composé de brefs chapitres, il s’agit d’un kaléidoscope mêlant pitreries, aphorismes morettiens et séquences documentaires. Une justesse et une cohérence étranges se dégagent. On se dit que la constance et le refus de la compromission est ce qui caractérise le mieux le réalisateur italien. Ce ne sera pas une grande révélation, mais Nanni Moretti est un maître lorsqu’il s’agit de faire résonner le collectif dans la sphère intime, et ceci dans des configurations diverses, dans le présent film ou avec Le Caïman. Quand on voit le regard que sa caméra pose sur des boat people albanais échoués dans un port italien, on se rend mieux compte de ce qu’est une image cinématographique de gauche, aux antipodes de la démagogie et du sensationnalisme télévisuels. En découvrant le sourire que lui renvoie un passager, on sait mieux ce qu’est une conscience humaniste. Si l’Italie avait le visage de notre donneur de leçon préféré, elle présenterait, à n’en pas douter, une bien moins triste mine.