Ce n’est pas qu’on aime lui râler dessus, mais l’équipe de Thierry Frémaux aurait dû prévoir les grands moyens pour la sortie de projection du Moretti et distribuer à qui mieux mieux des paquets de kleenex aux festivaliers qui ont déversé leur quotas lacrymal du mois lors des 20 dernières minutes de Mia Madre. Un torrent de larmes a dévalé dans le Palais, et les vigiles se sont retrouvés à éponger le sol avec ce qui leur passait sous la main : un vrai dégât des eaux en somme. Comment en est-on arrivé là ? On se souvient que Moretti, président du jury en 2012, avait refilé la Palme d’Or à Haneke – alors qu’ils se détestent notoirement – pour son Amour et son autopsie de l’agonie lente et douloureuse d’une vieille dame qui perdait progressivement la tête. Alors peut-être que notre cinéaste transalpin préféré, dans un esprit de revanche tout à son honneur, s’est dit que lui aussi mériterait bien une deuxième Palme et a donc repris la trame doloriste de la septuagénaire sur le déclin du chirurgien autrichien. Sauf que le cinéma de Nanni (appelons-le par son prénom tant celui-ci a été un compagnon de cinéma de longue date) ne se résume pas à des coups de scalpel dans l’œil de son spectateur mais redonne à l’expression « passer du rire aux larmes » une nouvelle consécration qui confère à Mia Madre la force et l’émotion d’une belle et longue caresse.
Ma mère
Mia Madre n’est pas non plus l’adaptation italienne du roman inachevé et posthume de Georges Bataille : ici, on ne se branle pas sur le cadavre de sa mère. L’amour y est plutôt fraternel : ce n’est sans doute pas un hasard si le cinéaste s’est confié dans Mia Madre le (second) rôle du fils et surtout du frère de Margherita, une réalisatrice qui, en plein tournage, doit se confronter à l’ego surdimensionné de son acteur principal (John Turturro, magnifique, au firmament du cabotinage le plus éhonté), à la crise d’adolescence de sa fille et, donc, à la mort imminente de sa mère. Derrière une simplicité narrative confinant à l’évidence la plus pure, Moretti injecte à son film une complexité déconcertante qui fait de Mia Madre un sommet de ce genre mental qu’on appelle désormais le film-cerveau. Tout le montage du film se déroule dans la tête de Margherita, dans son regard sur sa vie et dans ses rêves qui prennent ici en charge la fonction psychanalytique afférente à toute œuvre du cinéaste italien. Le réel, le tournage, les songes : tout finit par se mélanger dans une virtuosité sidérante, un maelstrom qui ne s’entête à ne nous dire qu’une seule chose : à quel point le cinéma et la vie se confonde, qu’ils se reflètent perpétuellement. On sort du film murmurant la chanson « Baby’s coming back to me » de Jarvis Cocker qui survole Mia Madre :
« Outside there’s children laughing
The radio plays my favorite song
The sun is shining
Oh, and peace broke out in the world
And no one says a cruel word
And peace is the sweetest sound I’ve ever heard »