Au début du film, Nanni Moretti met en scène son propre regard. Surplombant Santiago, il est cadré de dos dans un plan verticalement strié de plusieurs lignes : le ciel, la crête d’un massif montagneux, la brume qui recouvre une bande de tissu urbain et un mur qui, se trouvant devant le réalisateur, scinde également le plan dans la profondeur. Le plan suivant, procédant à un resserrement sur la ville, prolonge ce regard et prend acte de sa nature scindante : le tracé d’une route sépare, au milieu de l’image, un quartier populaire d’un autre plus aisé. Le titre du film, qui s’affiche alors à l’écran, se voit lui aussi coupé en deux : Santiago, Italia. En associant d’une virgule le nom de la capitale du Chili et celui de son pays, Moretti ne replie pas tant un événement (l’accession démocratique au pouvoir de Matteo Salvini en Italie) sur un autre (le putsch de la junte militaire du général Pinochet en septembre 1973), qu’il ne tisse au travers d’une série de témoignages la trame d’une réflexion intime sur la discontinuité, celle que l’on ressent lorsqu’on regarde derrière soi, et politique, sur les frontières, scissions et divisions de toutes sortes.
El pueblo unido
La première partie du film s’intéresse de fait à la période dite de l’Unidad Popular, du nom de la coalition qui porta au pouvoir le socialiste Salvador Allende en 1970. Images contemporaines de célébration et images d’archives se font écho tandis que dans la clameur résonnent ces mots : « El pueblo unido jamás será vencido ». Mais bientôt le coup d’État, qui porte à incandescence la lutte des classes, musèle ces cris d’euphorie. Depuis le palais bombardé de la Moneda, dans un silence pesant (d’autant que Moretti semble avoir écarté de l’enregistrement radio les bruits le parasitant), les mots d’Allende sont douloureux : plus qu’il n’appelle à la résistance, il se sacrifie pour préserver le peuple de la guerre civile. Une femme raconte comment, enfant, l’événement est venu redoubler la séparation récente de ses parents. Tandis que le nouveau régime réprime sévèrement les éléments dissidents, plusieurs dizaines de militants chiliens trouvent asile dans l’enceinte de l’ambassade italienne. Celle-ci apparaît vite comme un modèle de contre-société, où se retissent des liens (un étage réservé aux femmes seules, un autre aux hommes, un dernier, entre les deux, pour les couples, et des mouvements incessants de part et d’autre), où un certain idéal peut renaître. Le mur, condition du lieu, matérialise alors une césure d’abord extérieure, puis intérieure, celle de l’exil (les témoignages disent la cohabitation en soi de deux identités nationales, les réfugiés étant finalement accueillis en Italie), en même temps qu’il vient figurer toutes les exclusions du monde (les images bouleversantes d’une femme laissée pour morte au pied du mur en convoquent bien d’autres, toutes aussi tragiques).
“Ce moment gris”
Le film s’achève alors comme il a commencé, par un constat de surplomb, sur une société italienne atomisée où l’individualisme s’est substitué aux solidarités entre travailleurs de tous bords et où les frontières se dressent comme des barrières. D’où la mélancolie profonde du film, celle peut-être du « moment gris », qui se réfléchit dans le plan d’ouverture et se retrouve décrit dans les ultimes paroles du président chilien, moment qui succéderait aux espoirs de jeunesse des militants de l’unité populaire, en attendant des jours meilleurs. Dès lors, ces courts extraits d’entretiens, juxtaposés, parfois entrecoupés d’images d’archive (à vocation essentiellement illustrative) qui se complètent comme pour former une longue phrase, tentent de rétablir dans la modestie du montage une forme de récit commun. Cela ne va évidemment pas sans écarter les voix discordantes : le seul contrechamp sur l’interviewer a lieu au moment d’un entretien avec un homme coupable de s’être livré à des actes de torture sous la dictature. Ce prisonnier, lui faisant remarquer que les chiffres de la répression ont été exagérés (en affirmant, ironiquement, que toute vie se vaut), se voit répondre : « Moi, je ne suis pas impartial ». Le film se clôt par ailleurs sur l’image d’une fanfare, résidu d’unité rythmique, populaire, désuète et chaleureuse. Si le regard du metteur en scène est désabusé, le film aura de fait réservé quelques instants de grâce. Ainsi en va t‑il lorsqu’à l’évocation du rôle d’un prêtre, un vieil homme s’efforce pendant de longues secondes de tracer les contours d’un mot à même d’embrasser le respect qu’il lui inspire. C’est que ce prêtre, comprend-on, avait fait ce que l’on est en droit d’attendre de la religion : qu’elle relie (religare).