Nanni Moretti a vieilli. Sa démarche est devenue brinquebalante, ses cheveux hirsutes ont blanchi, son débit de paroles a ralenti et ses yeux sont devenus légèrement vitreux. Ce regard pétille pourtant ici, entre malice et désespoir, comme pour la première fois depuis au moins vingt-cinq ans et sa dernière comédie à la première personne (Aprile). Si Vers un avenir radieux est un beau film, bien davantage que le rabougri Tre Piani, c’est paradoxalement dans la manière qu’il a de regarder le passé, comme si le cinéaste acceptait que le monde avait avancé sans lui, sans pour autant l’abandonner. Il s’agit donc d’un film de boomer, mais dont le caractère gentiment réactionnaire (l’inculture politique des jeunes y est moquée dès la deuxième scène) se voit contrebalancé par une grande clairvoyance à ce sujet. Moretti incarne Giovanni, réalisateur d’un film sur le quotidien de quelques membres du Parti communiste italien de 1956. Entre problèmes sur le tournage et difficultés domestiques (sa femme et productrice le quitte, mais, encore pire, produit le thriller d’un jeune cinéaste en vogue), Giovanni promène son regard amusé et déprimé (c’est selon) sur une multitude de situations plus ou moins invraisemblables.
L’affaire démarre assez mal, Amalric faisant à peu près n’importe quoi dans le rôle du producteur endetté, tandis qu’une virée en trottinette électrique, autocitation de la fameuse balade en vespa de Journal Intime, bouleverse presque malgré elle, comme si quelque chose s’était à jamais brisé. Le cinéma a changé, celui de Moretti aussi – leur grandeur est révolue, semble-t-il nous souffler. De façon souterraine, ce constat terrible infiltre pourtant peu à peu la matière du film pour en devenir son cœur. « C’est un film sur la fin de tout », dira au réalisateur l’un de ses comédiens. Dans un éclair de lucidité, Giovanni comprend alors que le suicide du personnage à la fin de son scénario fait écho à son propre désir de mort. Qu’il s’épuise à la nage en évoquant ses idées pour une nouvelle adaptation de la nouvelle dont est tiré The Swimmer de Frank Perry (film on ne peut plus mortifère) ou se plaigne de la cadence trop lente à laquelle il tourne (tous les cinq ans), la perspective de la fin le hante. Il tente d’ailleurs précisément, dans une longue scène, de repousser l’enregistrement du dernier plan de l’autre film produit par sa femme. Si Moretti s’y fait un malin plaisir à retrouver son personnage mégalo et acariâtre pour critiquer l’absence d’originalité et de morale de la séquence à tourner, la scène vaut surtout pour sa fin. Un travelling suit Moretti, le dos tourné au plateau, s’éloigner sans un regard en arrière – il ne pourra pas empêcher le cinéma de continuer sans lui.
Vers un avenir radieux ne cesse ainsi de balancer entre une satire (plaisante, mais pas toujours inspirée) et l’exploration d’une tristesse sourde, surgissant parfois sans crier gare. Une réunion chez Netflix, afin de potentiellement sauver le film de Giovanni, accouche ainsi d’abord d’une parodie prévisible, quoiqu’assez drôle, nourrie de néologismes anglais et d’une utilisation abusive du mot « produit », jusqu’à ce qu’une question de l’un des employés de la multinationale fasse déborder la scène. « Quel est l’arc narratif du personnage ? Comment évolue-t-il ? », et Giovanni de répondre : « Dans la vie, on ne change jamais vraiment. Il n’y a qu’au cinéma que les gens changent. » Moretti a vieilli, mais il n’a pas changé. À défaut d’avoir encore beaucoup de films devant lui, il en fait plusieurs à l’intérieur d’un seul, et fait parader tous les autres dans un grand finale méta, aussi naïf que bouleversant.