Tre Piani, le nouveau film de Nanni Moretti, sera dévoilé dans quelques mois. En attendant, revenons sur l’un des motifs les plus structurants de sa filmographie : la colère. Au programme de cette première partie : le rapport paradoxal qu’entretient le cinéaste avec la scène politique et sociale italienne.
À la fin d’Ecce Bombo (1978), au comptoir d’un café, Michele (Nanni Moretti) saisit un inconnu par le col et le secoue en répétant la même question, de plus en plus fort : « On est dans un film d’Alberto Sordi ? » Le nom de Sordi, célèbre acteur de comédie à l’italienne, désigne par métonymie une certaine conception de l’italien « moyen », médiocre, arrogant et pourtant volontiers réhabilité par un rire qui égalise tout. La cause du soudain accès de colère de Michele ? Une simple phrase prononcée par l’inconnu au comptoir, un propos aux accents poujadistes comme on imagine qu’il pouvait en fleurir aux quatre coins de Rome pendant cette décennie de plomb que furent les années 1970. Nostalgique d’un âge d’or fantasmé, l’homme se lamente sur l’identité nationale dissoute et en arrive progressivement à mettre sur le même plan fascisme et communisme : « rouges ou noirs, on est tous pareils. » Le cri que lance alors Michele est à la fois dirigé contre le « cinéma de papa » à l’italienne qu’incarne Alberto Sordi et contre une philosophie de comptoir consistant à tout relativiser. Surtout, il manifeste la présence d’une rage qui deviendra récurrente, en particulier dans les premières œuvres de Moretti – celles qui mettent en scène son alter ego Michele Apicella. Un cri dirigé contre toutes les formes de contrariété, même les plus infimes : amis, parents et simples passants en prennent régulièrement pour leur grade, jusqu’aux plantes qui refusent de pousser et que Michele finira par jeter du haut d’un balcon dans Bianca (1983). L’intransigeance du personnage est à ce point associée à l’acteur et au cinéaste Moretti qu’elle a fini par conditionner les attentes de son public. Dans un entretien accordé à Jean A. Gili pour la sortie de Journal intime (1994), il affirme ne plus vouloir « hurler contre les autres », constatant que le public en est arrivé à vivre ses films « comme une espèce de western ou de partie de football dans laquelle il tenait le rôle du supporter ».
À l’écran, Moretti renonce donc peu à peu à son agressivité en même temps qu’il abandonne le masque de Michele et assume sa propre identité, adoptant, selon les films, le prénom de Giovanni ou son diminutif Nanni. Si les colères changent peu à peu de nature et de ton, l’intransigeance qui les sous-tend ne disparaît toutefois jamais vraiment. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la scène d’Ecce Bombo évoquée plus haut avec un bref passage du dernier film de Moretti, Santiago Italia (2018). Dans la forme, tout oppose ce documentaire très classique sur le coup d’État de Pinochet au burlesque nerveux d’Ecce Bombo. Pourtant, au détour d’un entretien avec un ancien militaire, on entend, dans la tranquille assurance du cinéaste, une réminiscence de la fureur du jeune Michele. Moretti, hors champ, écoute son interlocuteur se livrer à une analyse douteuse du coup d’État et renvoyer dos à dos les exactions de l’armée et la radicalité des militants de gauche. Le cinéaste intervient d’abord discrètement pour apporter la contradiction, puis de plus en plus ouvertement (« Quand même, bombarder la Moneda… »), jusqu’à ce que le vieil homme assis devant lui finisse par se taire, visiblement agacé. Un nouveau plan interrompt alors le dispositif du témoignage face caméra pour montrer les deux hommes de profil, en pleine négociation. L’ancien militaire rappelle que l’entretien devait rester impartial et Moretti, d’abord silencieux, laisse finalement échapper un ferme et laconique « Moi, je ne suis pas impartial », qu’il répète deux fois avant de détourner le visage. Une autre façon de dire, quarante ans après Ecce Bombo, que la vie n’est décidément pas « un film d’Alberto Sordi ».
Les mots justes
Le premier motif de la révolte de Michele/Nanni peut sembler anecdotique. C’est au langage, et plus précisément à son mauvais usage, que le personnage s’attaque avec le plus d’obstination, voire de violence. Dès ses premiers films, Moretti prête à Michele un certain nombre de traits sociologiques qui permettent d’identifier le personnage au cinéaste. Tous deux appartiennent à une petite bourgeoisie romaine désenchantée, vaguement impliquée dans des groupes modérés de la gauche extraparlementaire ou des troupes de théâtre expérimental, orphelins des idéaux soixante-huitards et rattrapés par la gravité des années de plomb. Or c’est de ce milieu, et en particulier du lexique plein de morgue de sa jeunesse, que Moretti se moque le plus volontiers, fustigeant l’emploi d’un discours grandiloquent qui recouvre souvent une réalité beaucoup plus prosaïque. Dans Ecce Bombo, Michele et son groupe d’amis se rendent ainsi dans la « Communauté », sorte de colocation dont les membres entendent mettre en pratique les principes marxistes. Au début de la scène, l’un des habitants déclare vouloir rédiger un « manifeste » pour « régler les rapports avec l’extérieur, les visiteurs, les étrangers ». Au mot de « manifeste », la caméra cadre brièvement Michele et l’un de ses amis, la tête rejetée en arrière dans un geste comique et parfaitement synchronisé d’exaspération, pendant que l’orateur poursuit son discours le plus sérieusement du monde : « Le dimanche, lectures de 10 h à 11 h 30. Gymnastique. Remise en question des dépenses. Repeindre portes et fenêtres : bleu. » Ce décalage entre l’emphase du discours et la platitude des réalités qu’il recouvre était déjà présent dans le premier court-métrage de Moretti, La sconfitta (1973), et notamment dans un extrait que le cinéaste réutilisera sous forme de flashback dans Palombella rossa (1989). On y voit Michele tenter d’expliquer ses doutes à un ami (« Oui, mais mes problèmes… ») et se heurter sans cesse au même discours impersonnel (« Ils ne se résoudront que par la création du parti révolutionnaire »). La conversation s’achève finalement lorsque l’aveu un peu trop sincère de Michele (« Soyons sérieux, on n’en a rien à faire des besoins des masses ! ») lui vaut un coup de poing qui l’envoie au tapis.
Dans les films suivants, c’est Michele qui portera les coups, n’hésitant pas à taper sur sa propre mère, à qui il reproche une dénonciation un peu trop vague de la corruption en politique (« Qui ça, “ils” ? Ça veut dire quoi, ces bavardages de café du commerce ? »), ni à gifler une journaliste trop encline aux anglicismes et aux formules creuses (« Comment parlez-vous ? Les mots sont importants ! »). Au-delà de son efficacité burlesque, cette violence soudaine et disproportionnée traduit l’inquiétude profonde du personnage face à l’émergence d’un langage dévitalisé qui finirait par tourner à vide. On en trouve des traces dans presque tous les films du réalisateur, en particulier dans les scènes en apparence les plus légères. Dans Ecce Bombo, par exemple, un poète surgit au beau milieu d’un examen oral pour proposer au jury d’expliquer lui-même son œuvre à la place de l’étudiant : « Voulez-vous qu’on parle du rôle du poète dans l’au-delà ? Ou du rôle de l’au-delà dans la poésie ? Ou bien du rôle de la littérature dans la gastronomie ? » Même jeu sur l’absurdité du discours au début du Caïman (2006), qui s’ouvre sur une parodie de mariage communiste (dont on découvrira ensuite qu’il s’agit d’une série B produite par le héros du film). Le personnage qui célèbre l’union s’adresse aux futurs époux en faisant mine de citer Mao : « Le monde est à vous, comme il est à nous, mais au bout du compte, il est à vous. » Dans ces deux exemples, on retrouve la même invitation à intervertir les termes d’une proposition, à interpréter le discours dans des sens contraires, à assumer un non-sens qui contient en germe la réversibilité infinie du réel. En somme, toujours les mêmes slogans stériles : « Rouges ou noirs, on est tous pareils. »
La colère que suscitent ces abus de langage est donc moins anecdotique et superficielle qu’on pourrait le penser. Maltraiter la parole, chez Moretti, revient à maltraiter le réel. En 1989 – 1990, le cinéaste réalise coup sur coup deux films importants. Palombella rossa, son sixième long-métrage de fiction, met en scène un député communiste frappé d’amnésie et qui recouvre peu à peu la mémoire au cours d’un long match de water-polo, sorte d’allégorie de la crise d’identité que traverse alors le Parti communiste italien. Quelques semaines après la sortie du film, la chute du mur de Berlin exacerbe les tensions entre communistes conservateurs et partisans d’un virage réformiste et social-démocrate. Achille Occhetto, alors secrétaire général du PCI, annonce son désir de changer le nom et les symboles du parti. Des débats sont organisés dans plusieurs fédérations locales et Moretti décide de tourner un documentaire minimaliste, La cosa (1990), dans lequel il enregistre quelques-unes de ces discussions. On découvre alors le désarroi des militants face à ce réformisme de surface : que reste-t-il de la chose (la « cosa » du titre), quand aucun nom ne peut plus la désigner ? « Qui parle mal pense mal, vit mal… Trouver les mots justes ! Les mots sont importants ! », s’exclamait Michele dans Palombella rossa. À quelques mois d’intervalle, les prises de parole des militants de La cosa font entendre la même angoisse, celle d’un réel qui se dérobe à mesure que le langage se délite : « On ne peut pas parler du symbole et du nom, et dire après : “Ce qui compte, c’est opérer un tournant.” Avec qui ? Comment ? Avec la Chose. Je vous demande : qu’est-ce que cette Chose. La Chose peut être tout et rien. »
Les lendemains qui déchantent
Comme l’a écrit Pierre Eugène : « Ce qui est finalement en jeu au sein [de La cosa], c’est plus généralement la “chose publique” elle-même. » L’intransigeance de Nanni Moretti (et des personnages qu’il incarne) est indissociable de cette « chose publique » face à laquelle il se met en scène dans des rapports souvent ambigus de fascination et de répulsion. Rarement abordée de manière frontale, l’évolution politique et sociale de l’Italie entre d’abord dans le cinéma de Moretti de la même façon qu’elle a pénétré les foyers italiens au cours des quatre dernières décennies : par la télévision. La première apparition marquante de ce phénomène de société (Moretti rappelle volontiers en entretien l’importance toute particulière que revêt la télévision en Italie) intervient à la fin de Sogni d’oro (1981). Au cours d’une longue séquence de talk-show, Michele doit affronter Gigio Cimino, un cinéaste rival, dans une série d’épreuves plus absurdes les unes que les autres. Après un duel d’insultes, un tour de chant et un combat de boxe, les deux hommes, déguisés en pingouins, s’affrontent dans une course d’obstacles qui s’achève sur la défaite de Michele. Toujours à moitié déguisé, celui-ci adresse alors un dernier mot à l’audience qui lui fait face : « Public de merde ! » La phrase est répétée de plus en plus fort jusqu’à ce que le public, d’abord médusé, finisse par se lever et par la reprendre à l’unisson comme un refrain. « La vulgarité, hélas, triomphe une fois de plus », soupirait l’animateur un peu plus tôt dans l’émission. Près de vingt ans plus tard, avec Aprile (1998), le ton a changé et l’outrance de la satire a laissé place à une exaspération empreinte de gravité. Entre-temps, Berlusconi est arrivé au pouvoir, notamment grâce à l’influence des chaînes privées rachetées par le groupe Mediaset. Aprile s’ouvre sur des images d’Emilio Fede, directeur du journal télévisé TG4, personnage connu en Italie pour avoir ouvertement soutenu la campagne de Berlusconi. « Ça s’est passé comme ça », constate alors Nanni, avant d’allumer un joint démesuré et de le fumer tranquillement, sous le regard désabusé de sa mère. La colère s’est muée en consternation. Tout juste le réalisateur trouve-t-il encore la force de crier après Massimo D’Alema, ancien du PCI : « D’Alema, dis une chose de gauche ! Même pas une chose de gauche, quelque chose de civique ! Dis quelque chose. Réagis ! » Mais un écran de télévision sépare les deux hommes.
Parce que sa filmographie accordait une place importante à la société et à la vie politique italiennes, on a souvent qualifié Moretti de cinéaste engagé (en 1994, Les Cahiers du cinéma publiaient un article intitulé « Moretti ou Berlusconi »). En 2002, après une intervention remarquée sur la piazza Navona, Moretti fait en effet partie des figures de proue du mouvement des girotondi. Pour autant, revenant sur le rapport entre cette expérience citoyenne déterminante et sa carrière, le cinéaste affirme n’avoir « jamais considéré le cinéma comme l’instrument d’une intervention directe ». Dans son œuvre, le film engagé apparaît ainsi toujours comme un film impossible. Dans Aprile, le personnage de Nanni projette de réaliser un documentaire politique et entreprend de filmer la grande manifestation antifasciste milanaise du 25 avril 1994, mais « il pleut tout le temps » et il ne filme « que des parapluies ». Dans Mia madre (2015), Margherita (Margherita Buy) s’efforce de mener à son terme le tournage d’un film se déroulant dans une usine sur fond de licenciements et de grèves, mais la santé déclinante de sa mère absorbe toute son attention et son énergie. Dans Palombella rossa, les grandes déclarations des militants communistes se heurtent à l’amnésie de Michele. Quant au Caïman, film le plus ouvertement politique de Moretti, il met principalement en scène les multiples raisons qui rendent impossible la représentation de Berlusconi à l’écran (frilosité des chaînes de télévision, idéalisme naïf de la scénariste, manque de courage du producteur, défection des acteurs, etc.). En réalité, cette volonté contrariée d’exprimer sa conscience civique à l’écran (ce que le Nanni d’Aprile qualifie de « devoir », tout en se demandant : « et je pense quoi au juste ? ») cohabite toujours avec la tentation de renoncer, au moins pour un temps, au poids de cette conscience. « Journaux… journaux… conservés, je ne sais plus pourquoi. Ça ne dit plus rien », se plaignait Michele dans Ecce Bombo. Vingt ans plus tard, dans Aprile, Nanni parcourt Rome sur sa fameuse vespa et jette au vent les articles de presse par dizaines : « Les coupures accumulées depuis plus de 20 ans, juste parce qu’elles me mettaient hors de moi. Je jette tout ! »
Pourtant, chez Moretti, l’articulation entre le citoyen et l’individu ne peut se résumer à une simple alternative entre engagement et désengagement. Le public et le privé s’entremêlent de façon souvent beaucoup plus complexe. Dans Aprile, le cinéaste filme la déclaration d’indépendance de la Padanie, recueille le témoignage de migrants albanais et montre le débarquement de nouveaux réfugiés au port de Brindisi, mais quand son équipe de tournage lui téléphone depuis le siège du Parti démocrate de la gauche pour recevoir des instructions, il ne peut s’empêcher d’évoquer la naissance de son fils, la montée de lait de sa femme et finit par demander qu’on le laisse « filmer Silvia et Pietro encore un peu ! ». Comme Moretti l’explique lui-même au sujet du film : « J’ai fait semblant, avec mes insécurités, mes manies […] de me détourner de mon sujet. Mais en réalité, j’ai raconté aux spectateurs quelques années de ce pays, à ma manière, et surtout j’ai exprimé mon sentiment sur lui durant ces années. » Plutôt que de cinéaste « engagé », il faudrait donc peut-être parler, avec Jean A. Gili, de cinéaste « civique », « témoin des maux de la cité ». Une sorte de crieur public aux éclats de voix intermittents et à l’intransigeance tempérée par le recours à la satire et le refuge dans l’intime.