Le statut d’ « auteur de cinéma » est une chose traîtresse, pour ceux qui le reçoivent comme pour ceux qui le décernent. Quoi que l’ « auteur » fasse, on se prend à attendre qu’il accrédite les idées qu’on lui associe (condamné qu’il est, si l’on croit la définition communément admise par les cinéphiles, à refaire le même film encore et encore). Mais en même temps, qu’il marche juste un peu trop visiblement sur ses propres traces, et on sera prompt à soupçonner la facilité, la posture et le tarissement de l’inspiration. Il se peut que Hong Sang-soo, un des auteurs les plus stimulants en activité aujourd’hui, soit conscient du danger auquel l’exposent ses leitmotive de cinéma, vu comment il persiste de film en film à jouer sur cette corde raide, faisant mine de ne jamais décoller d’un petit univers bien à lui pour prendre in extremis un envol d’une vigueur nouvelle. Ce nouveau film lui permet de maintenir le cap — même si cette fois, cela ne se fait pas sans perte.
Hong Sang-soo, cinéaste burlesque ?
Plus le spectateur/critique accueille de films de Hong Sang-soo, plus ses nerfs sont mis à rude épreuve, face à cette façon de frôler dangereusement la redite superflue, le bégaiement, le film de trop, pour saisir sans prévenir le passage dans une direction inattendue, vers une nouvelle perspective assurant que le regard toujours affûté du cinéaste sur ses semblables continue d’échapper au piège des certitudes établies. In Another Country relance le pari. Non content de remettre en scène tout ce qu’on connaît du côté de chez Hong (réalisateurs sûrs de leur art mais pathétiquement faillibles, ménages à trois, beuveries douces au traître soju révélateur du refoulé, zooms écartant l’arrière-plan pour resserrer le cadre sur les personnages, etc.), il les redéploie suivant le dispositif fraîchement vu dans Oki’s Movie : trois films en un, scénarios distincts autour des mêmes personnages qu’il s’agit de reconsidérer, réinventer d’une histoire à l’autre. Seulement, à la différence d’Oki’s Movie où chaque segment laissait soupçonner la mise en abyme d’un autre, les trois d’In Another Country sont mis en abyme au même niveau par une histoire en arrière-plan, à propos d’une étudiante en cinéma qui imagine ces récits pour tromper l’ennui. On devine facilement, dans cette étudiante, la métaphore de l’auteur qui creuse son sillon de cinéma par reformulations des mêmes figures familières. D’ailleurs, les trois histoires, outre des personnages communs (une Française en visite en Corée, son ami réalisateur, la femme enceinte de celui-ci et un grand dadais de maître nageur), prennent un malin plaisir à se montrer chacune comme une recombinaison des autres : mêmes lieux (la petite station balnéaire de Mohang-ni), situations répliquées (la Française cherche un phare, le maître nageur s’incruste au barbecue…), voire gestuelles similaires de grands enfants (comme arpenter un escalier en tapotant sur les rampes).
Ces gestuelles surprennent quelque peu : on a rarement vu des personnages de Hong Sang-soo autant gesticuler, s’ébattre, faire montre de leur physique (ainsi, la silhouette voûtée du maître nageur, grand gaillard un brin immature). C’est que les considérations renouvelées, et toujours perspicaces, du cinéaste sur les atermoiements et autres petites lâchetés de ses semblables (tel l’ami réalisateur qui s’excuse sans qu’on le lui demande d’un baiser de passage déjà ancien, l’air de vouloir remettre le couvert) se teintent ici d’un regain de burlesque auquel nous étions peu accoutumés chez lui. La caméra ne guette plus seulement les errements de l’expression orale, mais aussi ceux de l’expression corporelle, ceux qui trahissent les failles dans la maturité et l’assurance de façade. Le burlesque passe aussi par l’expressivité affichée, à la limite de l’outrance, du personnage principal, la Française qui ne peut parler en ces lieux qu’un anglais hésitant, campée par une Isabelle Huppert qui, dans le registre de la bourgeoise déphasée et en dérive douce, ne force pas beaucoup le talent qu’on lui connaît. Son rôle pourrait être vu comme symétrique avec celui de Kim Yeong-ho en fuite à Paris dans Night and Day : soit celui de l’étranger en exil, qu’une intégration difficile met dans un état incertain propice à la méditation sur lui-même. Seulement, alors que le fugitif de Night and Day révélait au fil de son errance une certaine profondeur, l’exilée d’In Another Country a du mal à se détacher de la première impression dégagée au départ.
Hong Sang-soo, cinéaste en danger ?
Le regain d’expressivité de la veine comique de Hong Sang-soo s’avère un apport à double tranchant. S’il témoigne chez le Coréen d’un plaisir renouvelé de la mise en scène — ce que notre correspondant cannois de cette année a pu relever avec enthousiasme, il semble s’être opéré au détriment d’une certaine égalité du regard sur des personnages plus fortement caractérisés. Ainsi, si les faiblesses des personnages masculins restent finement observées, les femmes, elles, sont un peu à la peine, plus schématiques (et suivant des archétypes plutôt contraignants) que ce que le cinéaste a su en dire dans d’autres films. Les femmes d’In Another Country se divisent en deux catégories pour le moins sommaires. Il y a les Coréennes, guère mieux présentées que comme garde-chiourmes de la libido de leurs hommes. Et il y a Isabelle Huppert, forcément égarée, un brin fantasque (tout le deuxième segment la voit à plusieurs reprises ré-imaginer sa vie amoureuse avant de revenir sur Terre), plus spectatrice qu’actrice de son errance et du déphasage qui la définit, plus figure que personnage. Cependant, il n’est pas interdit de penser que Hong Sang-soo est conscient de cette bride qu’il fait peser sur cette figure de femme. À la fin, c’est comme s’il la laissait échapper à sa mise en scène pour enfin maîtriser son parcours : Huppert s’éloigne sur une route ; la caméra la fixe sans frémir, puis zoome en avant comme pour la rattraper — mais elle continue son chemin… Qu’il soit permis de voir aussi, dans cette fin, un très bon signe : si l’œil inestimable de l’auteur de Conte de cinéma n’est de toute évidence pas infaillible, il se laisse le champ libre pour ne pas en rester là et explorer d’autres perspectives pour son œuvre précieuse.