Après la parenthèse d’in water et son flou tendant vers l’aquarelle, Hong Sang-soo retrouve une facture plus traditionnelle pour suivre, une journée durant, les pérégrinations d’Iris, une Française qui s’improvise professeure de langue après avoir débarqué en Corée du Sud. Le réalisateur retrouve pour l’occasion Isabelle Huppert, qui interprétait déjà une « voyageuse » douze ans auparavant dans In another country. Les deux films proposent d’ailleurs des structures voisines, fondées sur un principe de répétition : alors que In another country se composait de trois récits semblables et réunissait un même groupe d’acteurs dans un décor côtier, La Voyageuse repose également, bien que de façon plus discrète, sur les déclinaisons de prémices similaires. Le film paraît découpé en trois blocs, respectivement centrés sur les rencontres d’Iris avec Yeon-hee (Jo Yoon-hee), une jeune femme à qui elle enseigne le français depuis plusieurs séances, Won-joo (Lee Hye-young), une bourgeoise plus âgée qui suit son premier cours, et In-geok (Ha Seong-guk), l’apprenti poète chez qui elle est hébergée. Chaque face-à-face suit peu ou prou le même déroulé : se tenant d’abord entre quatre murs, la discussion est brièvement interrompue par un morceau de musique joué par l’interlocuteur d’Iris, avant que l’action ne se poursuive lors d’une promenade dans un parc. Le film multiplie les échos entre ces différentes strates, qu’il s’agisse du point culminant des escapades (elles se terminent toutes face à une stèle ou sur un rocher) ou des dialogues – par exemple, celui entre Iris et Yeon-hee, repris mot pour mot avec Won-joo.
À l’instar d’In another country, La Voyageuse tisse ainsi un ludique réseau de ressemblances, à l’intérieur duquel le spectateur peut s’amuser à repérer les différences et les répétitions. Ces similitudes renvoient plus largement à la nature du cinéma de Hong Sang-soo qui, film après film, met en scène des situations et des personnages analogues, en employant souvent les mêmes comédiens. À cet endroit pointe l’une des limites de La Voyageuse, dont l’inscription dans une formule bien connue produit par moments, au-delà d’un sentiment de familiarité, une impression de déjà-vu. Ainsi du rôle tenu par Kwon Hae-hyo, acteur récurrent des derniers films du cinéaste : il interprète à nouveau le rôle d’un compagnon charmeur et insatisfait, cette fois sous les traits du mari de Won-joo. Si Hong Sang-soo ne se départit pas de sa précision coutumière (notamment pour figurer la façon dont Iris s’immisce entre les deux membres du couple bourgeois afin de s’attirer les faveurs du conjoint), La Voyageuse ressemble parfois à un maillon supplémentaire au sein d’une œuvre désormais un brin ronronnante.
Mélancolie larvée
La singularité du film émerge davantage lors de son troisième segment, qui casse la logique ternaire de la construction : In-geok, contrairement aux apparences, n’est pas l’un des élèves d’Iris mais son amant, ce qui occasionne par la suite une longue dispute entre le jeune homme et sa mère. À la fois professeure débutante, touriste amatrice de makgeolli et flûtiste mystérieuse (elle semble avoir envoûté son juvénile prétendant), Iris manifeste une ambivalence ouvrant progressivement une étrange brèche dans La Voyageuse. La mécanique finit par se gripper et le film, jusqu’ici solaire et riche en dialogues, en vient à cultiver une forme de désenchantement lors d’un dernier mouvement silencieux où, suite à la querelle avec la mère d’In-geok, les personnages cheminent séparément dans un parc à la tombée de la nuit.
Sur un mode analogue, la méthode d’apprentissage d’Iris cherche à faire émerger une parole plus grave que ce que les premiers échanges ne laissaient initialement deviner. Plutôt que de se reposer sur des manuels scolaires, elle questionne, telle une psychologue, ses élèves sur leurs états d’âme avant de retranscrire leurs mots en français – de manière, dit-elle, à construire une connexion plus profonde entre eux et cette langue étrangère. Les deux cours aboutissent à des confidences tragiques (la peine de Yeon-hee suite à la mort de son père et le ressentiment de Won-joo envers son mari), comme si la présence de l’étrangère révélait la mélancolie sommeillant en chacun des personnages. La sécheresse habituelle du cinéma de Hong Sang-soo ménage ici une certaine austérité, voire relève d’un appel du vide : les plans se dépeuplent peu à peu, laissant momentanément les protagonistes seuls face à eux-mêmes.
Une voyageuse, un voyageur
Iris, en particulier, va s’absenter du cadre à trois reprises : à la fin de chaque rencontre, elle « disparaît » en s’éloignant vers le fond du plan. Lorsqu’elle quitte Won-joo et son mari, tous deux s’étonnent qu’elle se soit si rapidement dérobée à leurs regards, presque par magie. Cette disparition confère à Iris un caractère fantomatique, que redouble un peu plus tard une étonnante scène où la tenue verte qu’elle porte se fond dans le décor au point de devenir partiellement invisible. Le plan final, d’apparence bucolique, s’avère tout aussi ambivalent : tandis qu’elle quitte lentement le cadre, Iris emporte cette fois avec elle In-geok, qui semble toujours prisonnier de son influence.
L’attrait du film tient ainsi surtout à l’énigme de sa curieuse figure centrale, qui rejoint la galerie prolifique des avatars de Hong Sang-soo, dont les personnages de cinéastes ou de poètes constituent autant d’alter ego. La mise en abyme se teinte toutefois ici d’amertume : appliquant toujours la même méthode pour des résultats équivalents, Iris est finalement gagnée par la solitude. Curieux parallèle avec l’évolution récente du cinéaste : si son art si identifiable continue d’émouvoir, ses films traduisent désormais, à quelques exceptions près (in water, le décrochage final dans La Romancière, le film et le heureux hasard), une certaine redondance ; la répétition, dont Hong sang-soo tirait jadis sa vitalité, s’apparente plus nettement qu’avant à la marque d’un possible épuisement.