Le vent souffle fort à Calais. Alors que le bruit des camions et des voitures qui roulent à toute allure non loin de là s’ajoute au brouhaha incessant des groupes électrogènes qui maintiennent en vie la ville mutante dans laquelle il réside, un jeune garçon décide de déployer un cerf-volant. Pendant ce temps, dans une de ces huttes en carton-pâte, un groupe de Soudanais joue aux dominos au coin du feu tandis que résonne un tube de musique pop. Ces images, d’une naïve simplicité (illustrant le goût du jeu persistant là où la détresse est collective), déconnectées et, en même temps, chargées à chaque seconde de la tragédie humaine qui sévit depuis maintenant quelques années dans les pays d’Afrique et du Moyen-Orient (et dont les répercussions sont visibles à seulement trois heures de route de Paris), paraissent surgir de l’obscurité de la nuit.
L’immortalisation par l’image de cette Jungle de Calais est d’autant plus essentielle que celle-ci, bâtie sur la boue, sous la pluie et dont la structure fragile ne tient qu’à quelques morceaux de tôles rafistolés et à d’autres bouts de grillages prêts à s’écrouler d’un moment à l’autre, abrite une vie condamnée à être forcément éphémère. La police rôde, les incendies y sont fréquents et la menace du démantèlement pèse sur les exilés qui y habitent. Chassés de chez eux, pourchassés tout au long de leur périple et non désirés par le gouvernement du pays où ils ont élu domicile en attendant de pouvoir traverser la Manche, ils peuplent la Jungle de L’Héroïque Lande, occupent l’espace d’un film de 3h40 et sont de tous les plans. Jamais, au cinéma, l’on n’avait osé leur donner autant la parole. Le tandem de documentaristes Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz alterne ici avec subtilité les témoignages et les instants de vie, la détresse et la joie, le bruit des bâches et du vent, la musique et les cris, l’oppression et la libération.
Monde, ville ouverte !
Malgré l’évidence de l’importance qu’occupe la crise migratoire dans l’actualité, de tels projets ne courent pas les rues. Cette frilosité du cinéma à aborder frontalement cette crise qui hurle à nos portes dans de telles dimensions (un documentaire de près de quatre heures, sans voix-off, sans focus narratif particulier) a ici déserté la démarche des deux documentaristes qui ne pouvait pas mieux aborder le sujet : à savoir réaliser un film qui, simplement, donne à voir ceux que l’on ne veut pas regarder, donne à entendre ceux que l’on ne veut pas écouter. Et de quelle manière ! Car jamais L’Héroïque Lande ne se repose sur ses évidences ou sur une démagogie humanitaire prêcheuse de bonne conscience.
Les deux cinéastes se laissent dériver au fil des rencontres et suivent les événements impromptus, isolés ou anecdotiques qui leur sont apparus durant leur séjour dans la Lande (l’autre nom de la Jungle). À défaut de vouloir ou de pouvoir saisir la multitude et la pluralité des vies débarquées dans la Jungle, ils recueillent un ensemble impressionnant de témoignages qui se ressemblent, sans jamais se soucier de la répétition et de la redondance des destins dessinés par la parole des réfugiés de Calais : l’important est de laisser une trace. Là est toute la force et l’intérêt fondamental de la démarche. Elisabeth Perceval et Nicolas Klotz semblent ne pas vraiment se soucier de la similarité des trajectoires des exilés qui s’expriment face caméra, pas plus qu’ils ne semblent gênés par le vent qui, soufflant dans les micros, couvre les voix, ou par la corruption de la bande sonore des ondes émises par les téléphones portables. Là où, habituellement, de telles interférences auraient abouti à l’abandon pur et simple des séquences concernées, le duo de documentaristes décide de les garder : ce qui se passe à l’intérieur de la scène (le son des dialogues qui se déploie en direct) n’est pas mis sous silence par l’extérieur (l’enregistrement puis la diffusion du son). En se perdant dans ce lieu électrique et hors du temps, L’Héroïque Lande est lui-même devenu un film-Jungle. Lui aussi en train de se faire lorsqu’on le découvre, lui aussi en train de muter en permanence, lui aussi habité par la nécessité du témoignage en dépit des attentes du monde extérieur, rendant chaque récit, chaque image, chaque son, essentiels et capitaux. Parce que tout mérite le cinéma.
Les Damnés de la Terre
Cette importance vitale de la captation nous est d’ailleurs illustrée par les migrants eux-mêmes, lorsque l’un d’entre eux nous montre des images prises à l’aide de son téléphone portable. En navigant dans sa galerie de photos, il y dévoile les quelques clichés d’un bateau en partance vers l’Angleterre qu’il a pu photographier (une barrière bordée de barbelés s’impose entre lui, l’emprisonné, l’immense navire sur le départ et la libération qu’il désire), avant de montrer involontairement une photo de ses pieds nus, qu’il a prise pour on ne sait quelle raison. En riant nerveusement, ce petit geste anodin, celui de montrer une photo de ses pieds englués dans la boue, résume tout de sa situation de prisonnier de la Terre, d’où l’importance de saisir cet instant malgré son inutilité apparente. Pareillement, un peu plus tard dans le film, coincés parmi l’important flot ininterrompu d’images, des migrants masqués brandissent des pancartes lors du démantèlement de la Jungle (ils demandent l’accès aux droits universels, qu’ils n’ont jusqu’à présent pas trouvé) quand un feu se déclenche à côté. Rattrapés par la précarité de leur habitat alors qu’ils demandent l’accueil qu’ils n’ont jamais eu, leur situation n’a jamais été aussi parlante. Ce feu qui hante la Jungle et qui compose le sous-titre du documentaire menace les témoignages : il éradique et consume tout, détournant l’attention du message que portent ces migrants aux pancartes.
Mais les incendies et les démantèlements n’auront pas eu raison de la Jungle. Après le débarquement de la police et l’éradication de leurs habitations, les exilés continuent de faire ce qu’ils ont toujours fait : se déplacer, ailleurs, pour continuer à vivre. L’Héroïque Lande le montre de manière magnifique, filmant le vide laissé par le passage des forces de l’ordre avant de montrer que les navires en partance pour le Royaume-Uni continuent d’affluer sur les côtes du Nord de la France, signifiant que l’espoir d’une vie nouvelle persiste bel et bien (en Angleterre ou ailleurs). Les migrants rencontrés au début du documentaire, eux, sont toujours là. Ils continuent d’échanger, de survivre, de sourire, de danser sur la plage alors qu’un paquebot s’éloigne à l’horizon, d’appeler leurs proches qui sont parvenus à traverser la Manche ou d’illustrer, avec des bonbons et une petite pile, la façon dont ils espèrent passer la frontière (l’un d’entre eux, Zeid, y parviendra et exprimera par la suite sa déception et sa solitude depuis qu’il vit à Glasgow, jusqu’à avouer regretter sa vie dans la Lande). Car la Jungle, comme un phénix, n’abdique jamais. Même incendiée, même démantelée, à Calais ou ailleurs, elle renaîtra toujours de ses cendres tant que le feu de la guerre, au loin, n’aura pas cessé de consumer les destins de ces damnés de la Terre. Au monde : l’humanité pleure, « la frontière brûle », allez voir L’Héroïque Lande !