Ils sont à l’affut, ils aiment suivre des chemins escarpés pour raconter ce qui se cache d’ordinaire. Paris en ses recoins les plus ignorés, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz l’explorent à travers deux films qui étaient invisibles jusqu’à aujourd’hui : Paria et La Blessure. Rencontre avec ce couple engagé dans son art.
Quel regard rétrospectif portez-vous sur Paria et La Blessure ?
Élisabeth Perceval : D’emblée ce que je pourrais dire, non pas sur les films eux-mêmes, mais sur l’aventure de ce genre de film, c’est qu’aujourd’hui, on ne pourrait plus les écrire. Le monde du cinéma, la société en général, se sont tellement durcis, la culture marchande a tellement pris le pouvoir sur tout, que j’ai le sentiment que des films comme Paria ou La Blessure, nous n’aurions ni l’énergie pour les écrire ni la moindre ouverture de financement. Ce sont des films qui ont été faits à une époque où l’on pouvait encore espérer, bien que c’était déjà un enfer de les faire…
Nicolas Klotz : L’enfer génère toujours de l’enfer… Il faut tenir jusqu’à ce que la descente s’inverse. C’est en petit ce qui se passe dans les périodes difficiles de l’histoire. On nous disait : « C’est bien d’avoir fait Paria ou La Blessure, parce que maintenant vous ne pourriez plus le faire. »
Élisabeth Perceval: On s’en rend compte nous aussi : toutes les associations, les endroits qui nous étaient ouverts à l’époque sont complètement fermés aujourd’hui. Entre-temps les reportages de la télé sont passés par là, ils se méfient…
Nicolas Klotz : Pour La Blessure on pouvait rencontrer les demandeurs d’asile grâce à des associations, des foyers, des domiciliations, auxquels on n’aurait plus accès aujourd’hui. Le droit d’asile était le territoire du ministère des Affaires Étrangères. Maintenant c’est celui du ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale et celui du ministère de l’Intérieur qui sont en train de tout verrouiller. Filmer des personnes dont la présence n’est pas légalisée administrativement, je ne sais pas quelles conséquences cela pourrait entraîner pour une production car cette personne serait payée, ce qui est maintenant interdit.
Élisabeth Perceval : Nous attendions avec impatience la sortie de ces deux DVD et nous voyons combien ces deux films résonnent toujours aussi fort aujourd’hui. Ce ne sont pas des films qui parlent d’un passé, mais d’un futur. Donc il ne faut pas étouffer ces paroles, ni empêcher ces images qui nous renvoient à la visibilité d’un monde qui existe, qui est là et que l’on essaierait de cacher, de faire disparaître. Un « sous monde », c’est-à-dire un monde au-dessous de celui qui est médiatisé. L’immigration n’est pas un problème : on en a fait un problème. Mais l’immigration, c’est une richesse, un mouvement vital que rien ne peut arrêter, une culture incroyablement riche… Ce qui se passe dans l’ouverture de La Blessure est quelque chose qui a été insupportable au moment de sa sortie… Mais aujourd’hui ? Comment cela va être perçu puisqu’on n’en parle même plus? Au moment de La Blessure on parlait dans les médias de ce genre de violences, de ces retours forcés. Maintenant tout est propre : les « sans papiers » sont dit-on « invités » à repartir chez eux… Il y a tout un langage de propagande qui cache des violences terribles, et ces violences sur le corps de l’autre, de l’étranger, sont de plus en plus graves, parce que dissimulées. Parce que tout le système, que ce soient les services de police, les services aux douanes, tous sont complices. Il y aura toujours des milliers de petites mains, toujours plus actives et zélées pour accomplir ces directives.
Nicolas Klotz: La Blessure pose cette question : comment renaît un sourire sur un visage après une blessure ? Paria celle-ci : comment on se relève ?
Pourquoi faut-il autant de temps pour sortir des films comme Paria et La Blessure en DVD ?
Nicolas Klotz: La raison, c’est qu’il n’y a jamais assez d’argent. Pour Paria, l’Unité Fiction d’Arte voulait une version courte (Un ange en danger) et puisque nous avions tourné en DV, on n’avait pas assez d’argent pour financer à la fois un télécinéma de cette version courte et de la version salle 35mm. Pour les deux films c’est le même scénario : on arrive en fin de production sans avoir assez d’argent pour faire un télécinéma de la version cinéma. Les télécinémas de Paria et La Blessure, on a pu les faire grâce au pré-achat de CinéCinéma de La Question humaine car ils ont proposé d’acheter Paria et La Blessure. Pour l’édition DVD, ça a été vraiment très compliqué… Après des mois de travail avec Arte, nous avions mis en place un premier projet d’édition en 2005, mais nous n’avons pas obtenu d’aide du CNC parce que nous n’avions pas de télécinéma justement… Ensuite il y a eu un projet avec les Cahiers du Cinéma mais pareil, sans télécinéma, ça leur coûtait trop cher.
Élisabeth Perceval: Donc si vous êtes riche et que vous avez tout l’argent qu’il faut pour faire votre DVD, nous allons vous aider, mais si au contraire vous avez des difficultés, nous ne vous aiderons pas. Et dans ce cas, vous disparaissez : c’est la politique de l’effacement.
C’est intéressant, ce que vous dites sur la politique de l’effacement des choses, parce que si on voulait connaitre votre filmographie d’avant Paria, à moins d’aller à l’INA, La Nuit bengali ou vos documentaires sur la musique sont invisibles…
Nicolas Klotz: La Nuit bengali et La Nuit sacrée étaient des projets « énormes ». Beaucoup trop énormes. Tourner à Calcutta chez Satyajit Ray, à Fès… J’étais complètement fasciné par la machine cinéma – la lumière, les décors, les acteurs que j’admirais dans les films de Ray, l’Inde… C’est difficile de faire tourner cette machine-là quand on n’a pas d’expérience, et le temps coûte si cher que l’on passe son temps à essayer de respecter le plan de travail. Un jour je pourrai repenser à tout ce que j’ai vécu sur ces deux films, à ce que j’ai appris, mais pour le moment j’ai du mal. C’était une autre vie. Pour les films sur la musique c’est autre chose. Chants de sable et d’étoiles, mon film sur les musiques juives est ma première véritable expérience de cinéma. C’est sur ce film que j’ai commencé à filmer vraiment les « acteurs », à comprendre qu’il s’agissait avant tout de filmer des corps, des gestes, des visages, des voix… et pas des dialogues, des histoires. Le documentaire vous met au pied du mur. On ne peut pas s’en sortir avec des décors, des lumières, des mouvements de caméra. Il faut filmer l’humain, ce qui est là, devant vous, donc faire des choix de cinéma. Ca ne tombe pas du ciel. J’aime bien les films sur Brad Mehldau et James Carter, ce sont des films expérimentaux. Il fallait trouver des formes qui pouvaient donner corps à leurs manières de travailler. Filmer Brad, Carter, ou Lester Bowie, t’oblige à prendre position avec la caméra, avec la durée, parce que c’est là que leur musique se passe. Ils cassent, transgressent, jouent avec les règles en permanence. Tu te demandes sans arrêt, comment placer la caméra pour que ça soit visible, pour qu’on puisse voir ce qui se passe ? On a tourné ces films très rapidement, en DV, à Detroit, New York, Berlin.
Élisabeth Perceval : Ce que je trouve quand même intéressant, même si ce sont des films que tu n’aimes plus, c’est qu’ils ont été tournés à l’étranger. L’un en Inde et l’autre au Maroc. Et déjà cette démarche, avec ses maladresses et ses manques, était significative.
Nicolas Klotz: J’avais beaucoup de mal à filmer la France et ça m’a pris beaucoup de temps pour comprendre pourquoi…
Et alors ?
Nicolas Klotz: J’ai vécu jusqu’à 13 ans à l’étranger. Allemagne, États-Unis. Ma première langue était l’anglais. J’ai découvert la France où je suis né, en tant qu’étranger. Je ne parlais pas le français au lycée, il fallait que je l’apprenne en même temps que les cours, l’histoire de France… Cette « étrangèreté » qui a baigné mon enfance et mon adolescence, je l’ai vécue comme un exil, un drôle d’exil qui remontait à la déportation d’une partie de ma famille juive pendant la guerre. À cause de cela, j’étais beaucoup plus attiré par les cinéastes comme Pasolini, Bresson, Chaplin, John Ford, Hitchcock, Ray… que ceux de la Nouvelle Vague qui étaient trop « français ». Trop français, ça voulait dire insouciants, jeunesse dorée, assez bourgeoise, qui passait son temps dans les cafés à parler des filles, de littérature… Alors que je vivais dans une sorte de peur permanente face à la violence de l’histoire. Mon rapport à la Nouvelle Vague s’est précisé ensuite grâce à Jean Eustache, Philippe Garrel, et surtout Godard que j’ai vraiment découvert à la télévision avec France tour détour, deux enfants, ensuite One Plus One… Ces trois cinéastes ont mis le feu à tout ce que je n’aimais pas dans la Nouvelle Vague. Mais je reste toujours très critique par rapport à la Nouvelle Vague, pas du tout en tant que cinéma parce qu’en termes de cinéma elle a réussi une chose qu’aucune génération n’a pu faire depuis : exploser, détruire, le cinéma réactionnaire qui était au pouvoir, tout en inspirant, régénérant, de nouvelles formes, de techniques, d’acteurs, de récits, de publics. Ma critique porte davantage sur la filiation qu’elle a engendrée, surtout du côté d’une partie de la critique française qui pense encore qu’il est possible de défendre aujourd’hui la politique des auteurs en ne gardant que le mot auteur. C’est-à-dire au fond, que c’est très hype, très tendance aujourd’hui d’être de droite en lisant des livres de gauche. Aujourd’hui ce dandysme paraît encore plus dérisoire, ce qui n’a jamais été le cas chez Eustache. Il manque de nouveaux enjeux esthétiques, politiques, philosophiques, économiques, au cinéma « français » qui n’existe plus vraiment ailleurs que dans les termes administratifs. Personnellement, je crois beaucoup à l’existence d’une Internationale cinématographique avec des cinéastes, des festivals, des éditeurs DVD, des jeunes critiques, des publics naissants… Mais pour le moment je suis totalement incapable d’en définir les contours.
Élisabeth Perceval: Et disons que Paria, ce premier film tourné en France, c’était comme retourner aux origines du cinéma. D’ailleurs le film est un hommage à Chaplin, que ce soit à travers les personnages – par exemple cet homme qui promène son chien dans un chariot – ou lorsque Momo pique une paire de pompes à Victor endormi sur un quai de métro, ou bien dans la manière dont fonctionne la musique. Le piano de Brad Mehldau fait immédiatement penser aux accompagnements dans les films muets. Paria, c’est un retour aux origines de notre désir de cinéma à Nicolas et moi.
Comment se passe le partage du travail entre vous ? Cette scène visuelle d’ouverture de Paria, dans laquelle un homme titube en dansant presque dans les couloirs du métro, existait-elle dès le scénario ?
Nicolas Klotz: Je me rappelle que pendant la préparation du film, j’ai vu un homme habillé comme ça, tanguer, tomber, se relever… Et je me suis dit qu’il fallait absolument démarrer le film comme ça. J’en ai parlé à Élisabeth…
Élisabeth Perceval : Nicolas me raconte ce qu’il a vu et j’essaie de saisir quel était le sentiment qu’il avait, puis nous allons ensemble voir les couloirs de métro. Pour moi, c’était un personnage qui ouvrait le film, comme un prologue : c’était ce corps prisonnier de la chute et en même temps cherchant à s’envoler. La scène écrite était beaucoup plus longue : il croisait le personnage de Blaise. Puis ça n’est resté qu’un prologue : un corps parlant.
Nicolas Klotz: Concrètement, je fais part à Élisabeth de mes idées, par la parole ou par des photos, puis elle me pose des questions sur le sentiment que j’avais au moment où j’ai perçu ces choses. On discute de tout, autant des questions de forme, de détails, de fond, de politique, de cinéma, d’amitiés… Puis on laisse flotter tout ça, elles se transforment, se précisent, entrent en résonances avec d’autres choses au fur et à mesure de la préparation, des rencontres avec les lieux, les acteurs, l’actualité… Élisabeth écrit, réécrit, ça me permet de voir le tout de façon plus objective. Son écriture est une sorte de révélateur, j’en ai chimiquement besoin pour tourner. Parfois je colle à chaque phrase, chaque didascalie, parfois je m’en éloigne complètement parce que le réel du tournage permet d’aller plus près du film. Ça se fait au hasard des accidents de tournage, de mon inspiration chaque jour ou de ma fatigue, d’un sourire, de la position d’un acteur…
Élisabeth Perceval: Quand on est dans des choses si frontales dans le réel, parce qu’il y a de la douleur humaine, on ne peut pas l’écrire en le décrivant comme si on était à l’extérieur. On ne peut en parler qu’à partir de l’expérience qu’on en fait. Ce sont des rencontres qui se font et je ne suis jamais en train d’examiner ou de décrire : je suis prise dans l’expérience de cette rencontre et je parle depuis l’expérience de cette rencontre. Le cinéma n’est pas là pour expliquer où pour documenter mais pour restituer quelque chose de sensible. Les gens pensent souvent qu’on serait des observateurs : moi je me sens dans un monde unique, je ne me sens pas divisée, mais liée à ces hommes… Choisir de parler d’un monde plutôt que d’un autre, parce qu’il s’accorde avec mes désirs, à mes histoires d’enfance et fait partie de ma sensibilité, de ma vision de ma sensibilité, de ma vision du monde. C’est sensuel, charnel et sensible…
Mais le scénario, c’est quand même ce qui déclenche les financements…
Élisabeth Perceval: Eh bien, ce scénario-là, il a été refusé au CNC en sous-commission, trois fois.
Ils justifient ce refus ?
Élisabeth Perceval: Souvent c’est : « C’est trop dur ».
Nicolas Klotz: Au moins, avec les chaines c’est très concret, parce que ça rentre ou pas dans leur grille. Avec Pierre Chevalier, c’était assez simple parce qu’il cherchait ces projets-là. Paria a permis de faire La Blessure ensuite. Mais Paria, on a tenté de le financer au cinéma d’abord, c’était impossible et tout particulièrement à cause de l’avance sur recettes qui est de plus en plus coupée des auteurs.
Élisabeth Perceval: On peut dire que l’unité de fiction de Pierre Chevalier était à cette époque-là le seul lieu du cinéma où il pouvait y avoir réellement une écoute et une lecture artistique. Pierre Chevalier avait un vrai regard d’homme de cinéma sur tous les projets qu’il a accueillis et on peut lui en être très reconnaissants. La seule fois qu’on a vu un distributeur, il est arrivé deux heures en retard avec sa grosse cylindrée. Il a regardé quelques minutes de Paria et il est parti en disant : « Ces gens-là, quand on les croise, on change de trottoir, et là vous voulez nous les mettre devant le nez sur un écran pendant deux heures ?! C’est de la folie ! »
Nicolas Klotz: Pour La Blessure, on a dû créer une société de production, Petits et Grands Oiseaux, parce que nos producteurs ne voulaient pas s’engager sur la version longue en salle. Alors on a pris le pouvoir au montage et on a créé notre société de production pour faire la version cinéma…
Élisabeth Perceval: Nous, quand on prend le pouvoir, on s’endette ; eux, quand ils prennent le pouvoir, ils s’enrichissent ! (rires)
Nicolas Klotz : … La Question humaine a été écrite en même temps que La Blessure. Mais c’est le film qui a été le plus difficile à monter… Parce que là, pour le coup, on a eu l’avance sur recettes à l’unanimité, mais rien d’autre pendant deux ans, même avec les acteurs…
Élisabeth Perceval : Sujet trop sombre !
Nicolas Klotz: Puis CinéCinéma a permis d’augmenter le budget, nous avons changé de producteur et avons eu la Région Île-de-France… Et on a finalement fait le film avec un financement de 1 250 000 €. C’est un budget bien en dessous des films du milieu. Le film a bien marché, en France et à l’étranger, et là on est un peu plus forts… On a Canal+ pour le prochain.
Quelques mots sur ce projet en cours ?
Nicolas Klotz: Le prochain film s’appelle Low Life et c’est un film sur la jeunesse qui hérite d’un monde envoûté. Ça se passe à Lyon. Nous signons le film ensemble, Élisabeth et moi.