Paria (2001) et La Blessure (2004), deux films fondateurs dans le travail de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval (La Question humaine, 2007) sortent enfin en DVD. « Chaque jour qui se lève, je perds quelque chose, je perds une partie de moi-même. » La Blessure noue plusieurs récits de primo-arrivants, demandeurs d’asile retenus dans la zone d’attente de Roissy. Ces « sans-papiers » ont dès les premières scènes de La Blessure une identité : ils s’appellent Blandine, Papi, ou Célestin… Dans Paria, les exclus sont les sans domicile fixe et se nomment : Momo, Victor et Blaise… De part et d’autre, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz retracent des parcours, des odyssées humaines, qui font escales en plusieurs lieux de la capitale, dans le « Paris paria ».
À l’origine de la fiction, il y a la réalité. L’écriture d’Élisabeth Perceval, scénariste, est le fruit de recherches documentées et de rencontres. Le scénario de La Blessure a vu le jour après une série d’entretiens avec des demandeurs d’asile et au bout de deux années d’écriture, hors du système économique ordinaire. L’élément déclencheur du film, l’incident dont est victime Blandine, est un événement qui à l’époque a été relayé par la presse : une jeune femme congolaise est blessée à la jambe alors qu’elle doit remonter dans l’avion la rapatriant. À cette histoire personnelle se connectent des centaines d’autres : mâchés, humiliés et meurtris par ce long processus d’expectation, nombre d’hommes et de femmes doivent cicatriser de cet accueil oppressif avant de commencer leur vie en France, à Paris.
Paria rend compte d’une narration plus classique qui s’articule autour du passage de la nouvelle année, loin des coupes de champagne, dans un bus de ramassage de nuit de la RATP. Le décompte du nouvel an introduit un scénario en flash-back, bâti autour d’enjeux dramatiques forts pour Momo (Gérald Thomassin, charismatique) et Victor (Cyril Troley, émouvant) les deux protagonistes. Un crescendo de scènes d’humiliation, de la faim à la misère affective et sexuelle, échelonne leurs parcours initiatiques. Chacun à leur façon, ils posent la problématique suivante : comment résister quand le quotidien anéantit ce qui fonde un être humain ?
Le cadre contient les maux
L’introduction de Paria est une séquence visuelle dans laquelle un corps en souffrance effectue des mouvements saugrenus dans le couloir d’une station de métro. Cette scène quasi-chorégraphique concentre une poésie propre à la réalisation de Nicolas Klotz. La question de la représentation des corps est au cœur de son travail de cinéaste où l’image est souvent l’empreinte sensorielle d’une souffrance physique. L’organicité des plans s’expérimente notamment dans le troisième acte de Paria, au CHAPSA de Nanterre, lorsque le cinéaste filme les corps vaincus par l’épreuve de la misère, et en particulier celui de Blaise. Le silence vient soutenir une image crue qui révèle les plaies dans une séquence insoutenable pour le personnage de Victor, en qui le spectateur se reconnaît.
Dans La Blessure, à l’intérieur de la zone d’attente à Roissy, Nicolas Klotz filme des couloirs vides sur lesquels il appose une ambiance sonore qui suggère la présence du nombre derrière les murs. On n’explique rien à ceux qu’on entasse dans des cellules étroites. Cette indifférence blesse. Alors les cadres restent fixes, comme ceux, sourds et cruels, de la loi. Et le spectateur-témoin s’en étonne. La caméra, discrète et pudique, ne brouille pas le va-et-vient entre le public et ce qu’il découvre du réel. Cette immobilité de l’image se justifie aussi par le fait que lors de la préparation, les réfugiés refusaient d’être filmés. Nicolas Klotz a donc cadré des morceaux de corps. De cette contrainte initiale il reste notamment un plan sur les jambes éclopées de Blandine, comprimées par les portes du bus, mangées par la machine. Si le corps endure (le film s’ouvre sur des scènes où l’enjeu est vital : un homme dort, puis mange) la tête souffre aussi. Dans le RER, Blandine se cache le visage avec un voile blanc. Elle est en morceaux depuis son arrivée, effacée de son humanité, elle a perdu sa dignité. Ces êtres sont écorchés à en vomir, à en devenir mutique. Les cadres sont minimalistes, les décors sont sobres, dématérialisés : il ne reste que les hommes… et leurs mots.
La durée des mots
Paria, est un film dynamisé par ses nombreuses scènes dialoguées. La parole, à la base de la communication, des échanges avec autrui, est ici nourrie d’agressivité. Elle est le symptôme de l’exclusion. Lorsque Momo aborde des femmes sur les quais de la gare de l’Est, certaines s’enfoncent dans un mutisme méprisant. Pour elles, Momo n’existe pas. C’est globalement la force de Paria : mettre en scène des situations authentiques, de déconsidération quotidienne, et les faire vivre au spectateur en immersion, sans jugement ni regard moral, simplement animé par le souci de la compréhension de l’autre.
Même l’auteur sait disparaître pour laisser vivre l’homme dans le personnage. Dans La Blessure, Nicolas Klotz modère encore davantage ses mouvements ou ses coupes lorsqu’il s’agit de laisser la parole. La durée d’une scène n’a plus de valeur académique, elle ne sert plus le rythme du montage, elle préfère se courber sous le poids des mots. La longueur d’une séquence n’est plus mécanique mais réinvestie d’un sens humain : elle est l’indice d’attention portée à autrui. Ainsi, la logorrhée d’un homme dans la salle d’attente de l’aéroport s’étend le temps d’un plan-séquence. De la même façon, Bibiche, une jeune femme enceinte, raconte sa vie à Kinshasa et la peur des policiers : « Ici les policiers me font la même chose. » Si ces personnes sont privées de leur liberté de mouvement, et si la caméra se fige, la parole, elle, circule. De personnage à personnage, de personnage à spectateur, d’humain à humain. Dans le squat, alors que celui qui écoute nettoie des poissons, l’autre fait le récit factuel de son exil, sans pathos. L’accès à la résilience se fait par la parole : c’est ce que nous montre Blandine à la fin du film qui pose enfin des mots sur les circonstances de sa blessure. Les bonus du DVD, viennent compléter cette parole. Avec Dialogues clandestins 2003 – 2004, nous découvrons le travail préparatoire d’Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz à travers une série de témoignages face caméra avec « ceux qui viennent d’ailleurs ». Dans Ton sourire pas enfoui, le mari cinéaste filme son épouse scénariste qui détaille son rapport à l’écriture. Ce matériau brut, pas indispensable, explicite une démarche qui n’a pas lieu de se justifier au regard de la qualité du film qui l’illustre.
Car La Blessure, c’est 2h43 nécessaires pour raconter une cicatrisation, et le visage souriant de Blandine dans le métro en est l’épilogue. Pour ces acteurs non-professionnels, demandeurs d’asile jouant parfois leurs propres rôles ou ayant vécu pareilles expériences, l’être là ensemble fût possible le temps d’un film. Cette note d’espoir, cette ouverture sur l’avenir, c’est aussi la conclusion de Paria, qui ne met pas de côté l’amour, même imparfait : le mariage blanc de Momo, le rendez-vous de Victor avec la fille qu’il aime, ce sont autant de nœuds relationnels que les fondements de leur dignité humaine.